Lubine - Écaillage crustal varisque : 3. Description
Environnement et histoire géologique.
La Chaîne Varisque est la cicatrice complexe laissée par une orogénèse polyphasée, le résultat de plusieurs épisodes de fermetures d'espaces océaniques suivis de collisions continentales réalisées durant le Paléozoïque (fig2) (voir la fiche La Croix-aux-Mines 2 pour une chronologie et un tableau synthétique).

Fig. 2: Cartes indiquant les limites ou sutures probables entre les différentes zones impliquées dans l'orogène varisque ainsi que les failles transformantes et leurs implications (Faure, 2020 et 2023)(9)(10).
FLL= Faille Lalaye Lubine, objet de cette fiche, réunion de deux axes de déformation majeurs, suture Eo-varisque et Faille de Bray-Vittel. En bleu, zones rattachées au bloc micro-continental Armorica, à laquelle appartient la petite partie Saxo-thuringienne des Vosges septentrionales.
La Tectonique des Plaques, dans une démarche explicative, permet de modéliser et reconstituer les subductions puis collisions consécutives à la fermeture d'espaces océaniques, et dans le cas présent, d'un domaine océanique séparant la Laurussia au Nord, du Gondwana au sud, qui conduira à la formation d'un nouveau bloc continental unifié : la Pangée (7)(8). Classiquement, les épisodes de collision sont précédés de périodes d'accrétion à la marge des continents, de microplaques et d'arcs magmatiques à la faveur de fermetures d'espaces océaniques par subduction (exemples de la marge ouest-américaine ou de la marge sud-ouest asiatique).
La dislocation ou "Faille de Lalaye-Lubine" serait la trace d'un grand accident tectonique polyphasé matérialisé par une sorte de "no mans land" séparant les deux grands blocs continentaux sus-cités, la Laurussia au nord et le Gondwana au sud.
Pour certains auteurs (10), elle représente l'enregistrement laissé par une double dislocation qui superpose à cet endroit le front éo-varisque et la faille transformante de Bray-Vittel. D'autres auteurs discutent cette interprétation de la discontinuité de Lalaye-Lubine en tant que marqueur de la suture éo-varisque (11)(voir la fiche La Croix-aux-Mines 2 pour la discussion).
Néanmoins, quelle que soit sa signification exacte, cette discontinuité majeure met en contact anormal des unités d'âges, de natures lithologiques et pétrographiques ainsi que d'origines totalement différentes (3):
- Au nord (Zone Saxo-Thuringienne)(1) : un socle sédimentaire anté-dévonien constitué de sédiments pélitiques épimétamorphiques (schistes-phyllades de Villé du Protérozoïque Supérieur et/ou du Cambro-ordovicien et schistes de Steige siluro-ordoviciens), associés à un arc magmatique avec des volcanites d'arc (LKT ou Low K2O Tholéites) datées à 390 Ma, puis des diorites, des roches acides pyroclastiques, des granodiorites apparentées à un magmatisme évolué à affinités calcoalcalines et shoshonitiques (HKT ou High K2O Tholéites), ensemble rattachés à un magmatisme syn- à tardi-orogénique actif de 330 à 312 Ma, ainsi que des structures majeures très régulièrement orientées N50-N60 associées à une schistosité de plan axial à plongement vers le SE.
- Au sud (Zone Moldanubienne)(1) : un socle cristallophyllien anté-dévonien constitué de séries gneissiques plus ou moins migmatisées, avec des structures plissées déversées ou charrièes vers le sud ; les grandes nappes charriées de composition granulitique à l'origine (croûte inférieure) et qui ont subi une anatexie poussée (nappes migmatitiques de Gerbépal et des Trois-Epis...) ont perdu leur enracinement et reposent sur des lambeaux de croûte supérieure épi-métamorphique, le tout associé à un puissant magmatisme alumineux monzonitique.
Les unités peu métamorphiques et dépourvues de migmatites appartenant à la Zone Saxo-thuringienne (1)(2) à laquelle sera rattaché le paléo-micro-continent "Armorica" au Nord (6)(7)(8)(9) et qui sont représentées par les schistes-phyllades de Villé et les schistes de Steige, se retrouvent donc directement au contact de séries hautement métamorphiques et anatectiques appartenant à la Zone Moldanubienne (1)(2) apparentée au paléocontinent Gondwana au sud.
Tectonique, contraintes et déformations:
Cette importante cicatrice orientée OSO-ENE pourrait correspondre à une infime partie visible de ce qui subsiste (aucune trace des subductions, absence d'ophiolites...) des vestiges de la fermeture d'un domaine océanique complexe avec disparitions en subduction de plusieurs étroits bassins de type marginal ou arrière-arc durant le Dévonien, suivies durant le Carbonifère inférieur, de l'accrétion par des collisions successives avec écaillage crustal et délamination de la croûte, d'un ou plusieurs petits domaines continentaux rattachés à la microplaque Armorica. Cet épisode dévono-carbonifère correspond à une des étapes de la "phase hercynienne" de l'Orogenèse Varisque.
Au contact des deux grands ensembles, plusieurs lames de socle biseautées à l'ouest et limitées par des zones mylonitisées constituées de roches intensément déformées (fig5, fig6 et fig7) constituent la transition entre les deux domaines moldanubien et saxo-thuringien étrangers l'un à l'autre.
A l'échelle des affleurements, les déformations observées sont consécutives à l'application de contraintes tectoniques compressives et cisaillantes:
- le mouvement en compression s'exprime par un déplacement vertical avec chevauchement vers le nord-ouest ; il a entrainé l'écaillage crustal et correspond à l'épisode de collision (fig13)
- le mouvement tangentiel dextre décrochant explique le biseautage et le laminage des écailles observés sur leur flanc ouest. Certains auteurs avancent que ce mouvement tangentiel pourrait avoir précédé le, ou avoir été contemporain du, mouvement en compression (6).
A l'échelle des roches, les déformations enregistrées montrent qu'un cisaillement dextre réalisé "à chaud" (sans rupture) et donc en profondeur, a été suivi d'une cataclase plus superficielle occasionnée par la collision avec chevauchement à vergence nord (3)(6) (fig3 pour la mise en évidence et l'orientation du cisaillement ; fig5, fig6 et fig7 pour la mise en évidence du cisaillement et de la cataclase).



Fig. 3: Déformations tectoniques enregistrées par les Schistes-phyllades de Villé et leurs interprétations (encadrés) : en haut, un échantillon collecté sur la route forestière de Chevremann présente deux bandes de cisaillement C-S marquées par une schistosité S2 qui se surimpose à la schistosité S1 principale et antérieure des phyllites (S0 peut-être parallèle à S1 (?) correspondrait à la stratification originelle) ; si la face de l'échantillon est bien le plan horizontal, S2 plongeant vers la gauche, on en déduit le jeu dextre du cisaillement C (similaire à celui de la faille Lalaye-Lubine).
Explication concordante en dessous sur un autre échantillon orienté analysé par Wickert et Eisbacher 1988 (3) qui montre une schistosité S orientée SW-NE avec pendage vers le SE, recoupée par des bandes de cisaillement (C) orientées E-W à pendage Sud. Les perturbations sigmoïdes de S montrent que le cisaillement est bien dextre.
L'accident transformant (2) qui se confond avec la potentielle suture éo-varique dans la discontinuité de Lalaye-Lubine (i.e. Faille de Bray-Vittel) peut être suivi jusque dans le Pays-de-Bray (Haute-Normandie) et même au sud du bassin de Londres puisque son activité a perduré pendant tout le Mésozoïque en affectant les terrains de la couverture sédimentaire du Bassin de Paris (fig2).
Pétrographie des faciès observés sur le terrain et reconstitution d'une coupe géologique.
Une coupe et un lever de carte sont réalisables (fig4) même s'ils s'avèrent compliqués. Ils nécéssitent un minutieux travail sur le terrain. La qualité ainsi que la continuité des affleurements accessibles (entrecoupés de zones d'éboulis ou de parcelles déboisées recolonisées...) nuisent à la cartographie des différentes écailles et des contacts. La route forestière du Climont, mais plus favorablement la route forestière de Chevremann (fig1 et fig4), permettent toutefois une observation des différentes roches constitutives des écailles, telles que décrites dans la littérature (3)(4)(5)(6), ainsi qu'une reconstitution partielle de leur organisation spatiale.

Fig. 4: Carte interactive des affleurements près de Lubine (cliquer sur les chiffres pour visualiser un cliché de l'échantillon correspondant)
Les "écailles de Lubine" ou "écailles du Climont" constituent un bel exemple de "catalogue" de roches métamorphiques de natures et d'origines variées.
Elles sont décrites dans la littérature (3)(4)(5)(6) comme étant orthodérivées et ayant subi une intense métasomatose potassique.
Remarque des auteurs. Elles pourraient tout aussi bien être en partie ou totalement hétérogènes, hétérochrones et d'origines différentes (étrangères et inconnues, ou locales), ortho- et paradérivées et avoir comme protolithes d'anciennes roches métamorphiques (gneiss... voire les gneiss d'Urbeis?) ou magmatiques (syénites, syéno-granites) ou encore sédimentaires siliceuses (conglomérats, grés et argilites... schistes-phyllades de Villé ?) pouvant expliquer la variété de roches observées (gneiss plus ou moins oeillés, micaschistes... certains à faciès de quartzite, voire de psammite, schistes noirs...) et ainsi ne pas nécessiter un recours obligatoire à une hypothétique métasomatose potassique pour apporter tout le potassium (K2O) nécessaire à la production des minéraux phylliteux présents.

Fig. 5: Exemple de l'intensité atteinte par la déformation (mylonitisation + cataclase) : les roches laminées sont carrément méconnaissables (route forestière du Climont).
La première écaille (I), la plus méridionale constituant le contact entre les gneiss d'Urbeis et la série de Villé, présente les faciès les plus intensément déformés (fig5 et fig7) avec des mylonites et des orthogneiss réorientés et mylonitisés (fig6).

Fig. 6: Orthogneiss de l'écaille I (route de Chevremann) - remarquer l'intense déformation, les marqueurs de l'écrasement et du cisaillement (ombres de pression et amygdales de feldspaths).

Fig. 7: Gneiss mylonitisés et intensément altérés dans l'ecaille I (route forestière du Climont) - remarquer la foliation et la direction de cisaillement qui restent visibles.
Le contact entre les écailles I et II est aisément repérable, bien marqué par la présence d'une série de micashistes riches en muscovite (fig4 et fig8a). D'autres micaschistes qui emballent les gneiss occupent une position intermédiaire dans l'écaille II au contact avec les schistes-phyllades de Villé (fig4 et fig8b).

Fig. 8a et b: Micaschistes de l'unité de Villé - a = route forestière du Climont (limte écailles I et II) et b = route forestière de Chevremann (écaille II) ; la foliation est marquée.
Les micaschistes de l'unité de Villé entre les écailles I et II pourront également être observés et aisément échantillonnés sur la route départementale 214 qui mène au Climont (fig1, fig4 et fig9).

Fig. 9: Micaschistes de l'unité de Villé au contact des écailles I et II en bordure de la route RD214 qui mène au Climont.
Certains niveaux de micaschistes coincés entre les écailles I et II sont quartzeux et très bien stratifiés, à grain très fin et intercallations laminaires micacées. Ils s'apparentent à des grés psammites ou à des quartzites. Ils se débitent en plaquettes et contiennent des grenats millimétriques (fig10) (7).
Ces unités de roches métamorphiques schisteuses fortement micacées pourraient être des phyllonites issues de la transformation avec recristallisation d'anciens coins de schistes (protolithe potentiel = schistes-phyllades de Villé ?) emballant les écailles de gneiss (protolithe potentiel = gneiss d'Urbeis?).

Fig. 10: Micaschistes à grenats à apparence de psammites ou de quartzites échantillonnés à la limite entre les écailles I et II (route forestière du Climont).
Des amydales de quartz laiteux sont également prises dans les micaschistes de la limite entre écaille I et II (fig11) et forment sur les zones altérées, des sortes de lentilles ou de boudinages.

Fig. 11: Nodules amygdaloïdes de quartz laiteux pris dans les micaschistes (limite écailles I et II - route forestière du Climont).
L'écaille II contient aussi des gneiss réorientés et mylonitisés (fig13) mais moins inténsément que dans l'écaille I. Ils sont emballés dans des micaschistes, comme les lambeaux de schistes-phyllades de Villé (fig12) qui sont tellement déformés, que les plans de schistosité en sont ondulés. Ces vestiges sont particulièrement intéressants par le fait que les déformations enregistrées sont directement visibles en macroscopie (fig3 et fig12 ou ICI).

Fig.12 : Schistes-phyllades de Villé très déformés (route forestière de Chevremann).

Fig.13 : Gneiss patinés réorientés et déformés (route forestière de Chevremann).
L'écaille III, la moins déformée, contient également des gneiss mais est principalement constituée de schistes noirs qui affleurent au fond du lit du ruisseau la Fave (fig15) et dans une très intéressante minuscule carrière (fig14 et fig15). Celle-ci permet aisément et concrétement d'observer et de toucher les plans et la direction de chevauchement de cette écaille vers le nord.
Les schistes noirs contiennent également des niveaux de quartz laiteux, non-plus amygdalaires mais cette fois très étirés et cisaillés (fig16).

Fig. 14: Carrière de schistes noirs dans l'écaille III (route forestière du Climont) - remarquer ici la direction du chevauchement vers le N (la lumière matinale venant de derrière l'observateur) et le pendage.

Fig. 15: Schistes noirs dans le lit de la Fave et dans la petite carrière (route forestière du Climont).

Fig. 16: Niveaux siliceux étirés dans l'écaille III (route forestière du Climont) - remarquer l'intense déformation avec étirement-cisaillement.
Bilan du travail de géologie de terrain.
- Les contacts réels cartographiés, entre encaissant et écailles ou écailles entre elles, ne sont, ni pas partout, ni souvent plus directement et précisément observables mais peuvent être déduits. Une carte géologique n'est toujours qu'une interprétation "au plus juste ou plus probable" des observations réalisées sur le terrain.
- La vergence des chevauchements vers le nord est directement observable dans la carrière de schistes noirs de l'écaille III.
- Les contraintes encaissées par les roches ont été enregistrées et les déformations ductiles (cisaillements dans les schistes et les gneiss) et fragiles (cataclase des gneiss) qui en résultent sont directement observables dans les mylonites et les gneiss oeillés.
Questionnement:
- Les gneiss oeillés et les blasto-mylonites ne pourraient-ils pas avoir, pour tout ou partie, comme protolithe, les gneiss d'Urbeis, et en parallèle, les séries de micaschistes ou phyllonites, pour protolithe les schistes-phyllades de Villé ?
- Et si la tectonique en jeu ici était non-pas de type "alpin" (i.e. océanisation, subduction, collision) mais plutôt de type "pyrénéen" avec un coulissage le long d'une transformante (i.e. Faille de Bray-Vittel) suivi d'un épisode de compression avec écaillage... donc sans ophiolites... ?
Note: Les parties en italique sont des réflexions, des hypothèses, des questionnements... Elles n'engagent que leurs auteurs.
Eléments de bibliographie:
(1) Kosmat F. (1927) - Gliederung des varistischen Gebirgbaues. Âbh. Sachs, geol. Landesmat, 1, pp. 1-39.
(2) Edel J. (1982) - Le socle varisque de l'Europe moyenne. Apports du magnétisme et de la gravimétrie. In: Sciences Géologiques. Bulletin, tome 35, n°4, pp. 207-224.
(3) Wickert F. et Eisbacher G.H. (1988) - Two-sided Variscan thrust tectonics in the Vosges Mountains, northeastern France, Geodinamica Acta, 2:3, pp. 101-120.
(4) Jung J. (1928) - Contribution à la géologie des Vosges hercyniennes d'Alsace. Mémoires du Service de la Carte géologique d'Alsace-Lorraine, 2, 463 pages.
(5) Fluck P. (1987) - Apports de la ‘‘microcartographie’’ à divers points clés de la géologie du socle vosgien. In: Colloque des Géologues et Géophysiciens du Socle Vosgien, Strasbourg, 7-11 October 1987, pp. 11–14.
(6) Fluck P., Piqué A., Scneider J-L. et Whitechurch H. (1991) - Le socle vosgien. In "Les Massifs de France II", Sci. Géol., bull., 44, 3-4, pp. 207-235.
(7) Matte P. (2001) - The Variscan collage and orogeny (480-290 Ma) and the tectonic definition of the Armorica micrplate: a review. Terra Nova, 13, pp.122-128.
(8) Faure M., Lardeaux J.M. et Rossi P. (2008) - La chaîne varisque. Géochronique n°105, BRGM-SGF éd., 72 pages.
(9) Faure M. (2021) - Dossier La Chaine Varisque du local au général en 5 parties. Planet-Terre éd.
(10) Faure M. (2023) - Métamorphismes et déformations précoces dans la chaine varisque française. In: La chaine varisque en france 1, histoire, contexte géodynamique et événements orogéniques précoces. Sciences. Géosciences. Dynamique de la lithosphère continentale, ISTE ed. London, pp.191-237.
(11) Skrzypek E., Schulmann K., Tabaud A.S. et Edel J.B. (2014) - Palaeozoic evolution of the Variscan Vosges Mountains. Geological Society, London, Special Publications, vol. 405, pp. 45-75.
Pour un accès à des connaissances récentes sur la géologie des Vosges, voir aussi:
Tabaud A.S. (2012) - Le magmatisme des Vosges : Conséquence des subductions paléozoïques (datation, pétrologie, géochimie, ASM). Thèse de Doctorat, Université de Strasbourg, EOST, 231 pages.
Skrzypek E. (2011) - Contribution structurale, pétrologique et géochronologique à la tectonique intracontinentale de la chaîne hercynienne d’Europe (Sudètes, Vosges). Thèse de Doctorat, Université de Strasbourg, EOST, 416 pages.
Boutin R., Montigny R. et Thuizat R. (1995) - Chronologie K-Ar et 39Ar-40Ar du métamorphisme et du magmatisme des Vosges. Comparaisons avec les massifs varisques avoisinants. Géologie de le France, n°1, pp. 3-25.
Pour une une reconstitution détaillée et synthétique de l'histoire de la chaine varisque, voir :
Faure M. (2011) - La chaine varisque en France. Planet-Terre éd. (diaporama illustré).
Faure M. (2021) - Dossier La Chaine Varisque du local au général Planet-Terre éd. (dossier en 5 parties).

