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Glacio-lacustre du Pré J'Espère (88) : 3. Description

Vue d'ensemble de la carrière de Pré j'Espère

Le site est implanté dans une carrière actuellement en exploitation (société SAGRAM en 2020 - cf. §. Localisation).

Le front de taille (fig.3) présente des matériaux terrigènes d'origine glacio-lacustre d'âge würmien (Pléistocène sup.) : sables, galets de nature diverse, dans une matrice argilo-silteuse (fig.3bis) formant des dépôts qui montrent généralement une stratification subhorizontale ou oblique.

Fig.3 : Le front de taille de la carrière en 2019 (est à gauche et ouest à droite)

Des dépôts non stratifiés grossiers au fond de la carrière (partie ouest) traduisent une ancienne moraine frontale abandonnée lors du recul du glacier (fig.3ter).

La dernière glaciation du Würm et l'origine du lac du Bas-Beillard

Lors de la dernière glaciation, au Würm, un lac proglaciaire s'est formé par accumulation d'une grande quantité d'eau de fonte à la confluence de trois langues glaciaires (fig.4 à 8). Une diffluence (= flot de glace se déversant dans une vallée voisine) du glacier de la Moselotte venant du sud-ouest remontait la vallée de la Cleurie et bloquait l'écoulement des eaux de fonte de deux autres glaciers qui convergeaient au même endroit, au lieu-dit "le Bas Beillard". Le glacier du Cellet débouchait d'une vallée suspendue située au sud et le glacier de la Vologne venait de l'amont de la vallée de la Cleurie située au sud-est.

Fig. 4: Position des trois anciens glaciers et des différents dépôts glaciaires dans la vallée de la Cleurie (© J.C. Flageollet 2002 [1] modifié) - cliquer sur l'image pour l'agrandir

Fig. 5: Schéma simplifié de l'emprise glaciaire dans l'Ouest du Massif Vosgien au Würm (© D. Harmand 2011) [7] - cliquer sur l'image pour voir une reconstitution en vue aérienne (fig.5bis)

Le glacier suspendu du Cellet, situé à une altitude supérieure à celle du lac, générait des eaux de fonte torrentielles qui transportaient des sédiments. Ces sédiments ont édifié un delta progradant et un cône proglaciaire en arrivant dans le lac ; ils sont à l'origine du gisement de Pré j'Espère exploité de nos jours (fig.5bis et 6bis).

Le glacier de la Vologne situé en amont apportait également sa part de matériel détritique et a donc, lui aussi, laissé un important dépôt de sédiments accumulés dans le lac glaciaire du Bas-Beillard. Ces dépôts constituent aujourd'hui avec la "Moraine du Bout du Lac", le barrage naturel qui retient les eaux du lac de Gérardmer (fig.6).

Le lac du Beillard (ou du Bas-Beillard) aujourd’hui disparu a laissé place dans son stade ultime à une zone déprimée occupée par la grande Tourbière des Feignes de la Morte Femme (fig.6).

Fig. 6: Vue vers le sud-est de la position historique du lac et des glaciers ; la Tourbière des Feignes de la Morte Femme est couverte par la forêt sitiée au pied de la Moraine du Bout du Lac (© SERPA pour la photo aérienne et ©  D. Harmand, 2011 pour l'illustration [7]) - cliquer sur l'image pour visualiser sous un autre angle de vue (fig.6bis)

Fig. 7: Histoire du Lac du Bas Beillard - stade 1 = naissance du lac, vue depuis l'est (© J.C.Flageolet 2002 [1]).

Long et large de plusieurs kilomètres et profond de plusieurs dizaines de mètres, ce grand lac était alimenté par les eaux de fonte. Son trop-plein se déversait dans la vallée du Barba. Le déversoir naturel du lac se situait au col de Rechaucourt à 675 mètres d'altitude au lieu-dit "le trou de l'Enfer", soit environ 70 mètres au dessus du fond de la vallée actuelle. Un autre déversoir naturel vers le vallée du Scouet a peut-être fonctionné, au moins au début de la formation du lac, avant la progression de l'englacement de la vallée de la Cleurie, avec un déversoir situé au col de Bonnefontaine (658m). Des blocs erratiques (Roches de la Moulure à Tendon à 727m , Pierre du Chaud-Costet à 720m (voir la fiche Le Tholy - Pierre du Chaud-Costet sur ce site), attestent de l'extension et de l'épaisseur des englacements à l'époque (fig. 7 à 9).

Fig.8: Histoire du Lac du Bas Beillard - stade 2 = extension du lac lors du retrait des trois glaciers mais plus particulièrement de celui de la Vologne. (© J.C.Flageolet 2002 [1]).

Le lac s'est essentiellement étendu dans la vallée de la Cleurie par recul du front du glacier de la Vologne (fig.7 à 9). Au maximum de son extension, ce lac occupait une bande de presque 10 km de long, du Tholy jusqu'à l'extrémité ouest du lac de Gérardmer actuel (fig.9).

Fig.9 : Histoire du Lac du Bas Beillard - stade 3 = extension maximum du lac lors du retrait du glacier de la Vologne (© J.C.Flageolet 2002 [1]).

Le delta du Bas-Beillard

Le torrent issu du glacier du Cellet transportait des produits d’érosion glaciaire vers le lac du Bas Beillard et y formait un delta, qui sera par la suite recouvert d'un cône de sédiments proglaciaires. 

La carrière SAGRAM exploite cette accumulation de sédiments détritiques au lieu dit "Pré j'Espère" au débouché de la vallée du Cellet.

Les torrents qui se jetaient dans le lac (en été principalement et pendant les périodes les moins froides) y édifiaient un delta "Gilbert" (fig.10). Ce type de delta a été pour la première fois décrit lors de l"étude des dépôts pléistocènes du lac Bonnevile aux États-Unis par G.K. Gilbert  en 1885 [3]. Le delta invoqué ici est sous-lacustre, caractérisé par de nombreuses couches superposées, fortement inclinées, jusqu'à à 30° sur l'horizontale, caractéristiques d'un talus de progradation [2][4].

Fig.10 : Edification d'un delta de type "Gilbert" dans un lac proglaciaire (© N. Loget 2005 [4]).

Le delta type "Gilbert" actuel peut être observé au travers des éventails deltaïques se déposant en milieu profond (type fjord ou lac périglaciaire). Il se distingue aisément de son homologue de plate-forme en milieu marin par un angle de progradation des structures sédimentaires très prononcé ainsi que par une sédimentation plus grossière [4].

Les dépôts sont subdivisés géométriquement en 3 parties distinctes et caractéristiques (fig.10 à 12 et 15):
   - une série sub-aquatique pentée (foreset),
   - une série profonde tangentielle plus fine (bottomset)
   - et une série sub-aquatique à sub-aérienne (topset).
Les foresets et les topsets sont séparés par une surface horizontale qui représente le niveau du lac pendant le remplissage [4].

Fig.11: Géométrie des dépôts d'un delta Gilbert : Schéma historique (© G.K. Gilbert 1855 [3]).

La granulométrie des dépôts est le plus souvent bien organisée (fig.12). La diminution de l'énergie hydraulique à l'arrivée dans le bassin sédimentaire provoque un tri naturel des matériaux par taille (cf. diagramme de Hjulström). Le granoclassement est inverse. Les "fines" plus légères sont emportées vers le fond du bassin et se retrouvent en bas de la série alors que les éléments les plus grossiers sont abandonnés plus tôt, faute d'une énergie suffisante pour les emporter et chapeautent la série.

Fig.12: Schéma des dépôts enregistrés par un front de delta. (© N. Loget 2005 [4]).

Le delta possède un éventail frontal (foreset beds) abrupt sur lequel certains gros éléments figurés peuvent glisser, laissant des figures de pression.

Fig.13: Derniers vestiges (en 2017) du prodelta construit dans le lac du Beillard montrant les dépôts fluviolacustres du cône proglaciaire qui le recouvrent ; remarquer la parfaite organisation des dépôts du front de delta (foreset beds).

A leur arrivée dans le lac les matériaux "sales" apportés par les torrents de fonte sont débarrassés de leur argile. Celle-ci est emportée au fond du lac et se dépose sous forme de varves [2].

Les couches supérieures terminales (topset beds) qui présentent des pentes beaucoup plus faibles, ne sont pas de véritables dépôts lacustres ; ils se sont édifiés à l'air libre. Il s'agit de playas (une playa étant une zone d'épandage d'alluvions à surface plane, parcourue par de nombreux ruisseaux anastomosés et vagabonds). Si le cours d'eau est issu directement d'un glacier, ces dépôts prennent le nom - islandais - de sandurs[2].

Évolution des fronts de taille de la carrière du Bas-Beillard au cours du temps

Les fronts de taille évoluant rapidement par recul en fonction des besoins de l'exploitation, les figures sédimentaires du delta ne sont plus observables de nos jours (fig.14) mais des documents d'archives ont enregistré sa réalité et donnent une idée de ses dimensions (fig.14 et 15).

Fig. 14: Vue des lits frontaux du delta pro-glaciaire (frontset beds). (© Marc Durand 1971)

Fig. 15: Vue des dépôts déltaïques et du cône pro-glaciaire en 1996 ; les dépôts grossiers du cône recouvrent les lits sommitaux (topset beds) du delta. Les lits frontaux (frontset beds) progradants sont encore bien visibles. La photo ne montre pas les lits de base du delta (bottomset beds). (© D. Harmand) [7]

Fronts de taille actuels

En 2020, les dépôts glaciolacustres bien organisés du prodelta originel ont en grande partie été "mangés" par l'exploitation et sont malheureusement et irrémédiablement, amenés dispaître à très court terme (fig.16 à 18).

Fig. 16A: Front de taille de l'exploitation de sédiments fluvio-lacustres en 2017 ; ces figures de prodelta ont aujourd'hui disparu - cliquer sur l'image pour obtenir une interprétation proposée

Fig.16B : Le même front de taille vu de plus près - cliquer sur l'image pour obtenir une interprétation proposée

L'énergie mise en jeu varie beaucoup dans le temps et l'espace et les recoupements mettent en contact des dépôts de matériel très fin et des niveaux de crue plus grossiers (fig.17).

Fig. 17: Aspect des sédiments déposés dans le cône proglaciaire montrant les variations dans l'énergie disponible.

Fig.18 : Remplissage de chenaux (= point bar) - cliquer sur l'image pour obtenir une interprétation proposée

Les dépôts fluviolacustres qui sont exploités de nos jours (i.e. en 2020) donnent accès à d'autres corps sédimentaires périglaciaires. L'architecture, l'agencement des dépôts ainsi que leurs recoupements illustrent une sédimentation irrégulière, de type sandur avec des chenaux anastomosés.

Malgré leur disparition progressive et inéluctable, ces fronts de taille sont néanmoins "pédagogiques" car il est rare d'accéder à des coupes de plusieurs mètres dans des sédiments non-consolidés autrement que de façon indirecte par la sismique.

Les structures observables dans ces formations fluvioglaciaires tardives (voir aussi la fiche Terrasse de kame à la Forge sur ce site) se sont mises en place lors de la déglaciation complète du Massif Vosgien à la fin du Würm (voir chronologie des glaciations vosgiennes au Quaternaire d'après Harmand, 2011[7] : ICI).

L'échantillonnage effectué au milieu des blocs erratiques ou des fragments plus modestes de roches englobés dans la matrice sableuse est un beau récapitulatif de la pétrographie des roches locales (fig.18).  Les roches les plus représentées sont les granitoïdes (différents granites et syénites...) et les roches métamorphiques (gneiss, migmatites de Gerbépal...) parmi lesquelles se mêlent quelques roches volcaniques acides (rhyolites rouges), des roches vertes serpentinisées (péridotites), des kératophyres (minette ou vosgésite), des blocs de Grès Vosgien et du Conglomérat Principal (ou ses galets libres de quartzites, lydiennes...)...

 

 

 

Fig.19 : Principaux faciès pétrographiques rencontrés (de gauche à droite et de haut en bas: Granite des Crêtes, gneiss-migmatite de Gerbépal, roche volcanique type rhyolite, roches vertes ultrabasiques altérées type péridotites, minette-kersantite-vosgésite, Conglomérat Principal).

De belles figures et marques glaciaires (coins, cryoturbation, faces rabottées, stries...) peuvent aussi être observés dans la carrière ou sur les blocs erratiques (fig.19 à 21).

 

Fig.20 : Stries glaciaires et faces rabottées typiques du transport et de l'usure glaciaire.

Fig.21 : Moraine, coins de glace et figures de cryoturbation des sols dans la partie ouest de la carrière - cliquer sur l'image pour obtenir une interprétation proposée.

Fig.22 : Formation des coins de glace. (© M. Campy, J.J. Macaire J.J. et C. Grosbois, 2013)[5]

Exploitation et valorisation des matériaux

Le potentiel du gisement est énorme mais comme il est très isolé, loin des agglomérations qui consomment la majorité des granulats (6 t/an/personne), les débouchés sont limités.

En 2019 et depuis 2005, la société SAGRAM qui exploite la carrière est autorisée à prélever un maximum de 250 000 tonnes par an. Ce quota n'est jamais dépassé puisque, chaque année, les extractions atteignent environ 150 000 tonnes.

Le matériau correspond à des dépôts meubles mal triés à granulométrie allant du silt au sable grossier et aux galets, avec parfois présence de blocs métriques. L'extraction est aisée puisque le matériel n'est pas consolidé. Elle se fait directement au chargeur par attaque d'un front de taille pentu (à 45°), et non vertical, pour éviter les effondrements en raison de la nature meuble de la roche (fig.23). Le front de taille principal est globalement orienté est-ouest et comprend 4 paliers d'exploitation.

  

Fig.23 : Exploitation des sédiments avec le godet du chargeur et convoyeur à bandes.

Grossièrement trié dans la carrière afin d'éliminer les très gros blocs erratiques et les galets de taille trop importante qui gêneraient le transport, le matériel (tout-venant) est conduit par un convoyeur à bandes sur un kilomètre vers une usine de tri, où il subit lavage (pour élimination des argiles ou "stériles") et concassage qui permet sa valorisation (fig.23 et 24). Les gros blocs écartés sont utilisés pour stabiliser les talus dans la carrière (fig.23bis).

 

Fig.24 : Usine de valorisation du tout-venant et stockage des granulats.

Au Pré j'Espère, c'est essentiellement le sable qui intéresse la société qui exploite la carrière. En effet sa granulométrie très régulière en fait un matériel de choix pour la fabrication de tuiles béton. L'essentiel de la production est donc absorbé par une entreprise locale : la Tuilerie Monier à St-Nabord. Le matériau est également utilisé par la société Holcim, implantée sur le site, pour la fabrication de béton destiné à la construction de bâtiments. Enfin, une partie de la production (granulats concassés) est vendue aux entreprises de travaux publics, notamment pour la confection de la couche de roulement lors de la réalisation de routes.

Sur sa partie orientale, l'aire de la carrière jouxte une zone d'habitats naturels protégée, classée Natura 2000. Au fur et à mesure du recul de la découverte, les parties de la carrière vidées de leur tout-venant sont aplanies, remises en état et re-paysagées (fig.25).

Fig.25 : Remise en état du site après exploitation.

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Un grand merci à Perrine Sperandio responsable du service foncier-environnement à la SAGRAM et au personnel de l'entreprise, pour leur acceuil et leur disponibilité.

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Bibliographie

[1] FLAGEOLLET J.C. (2002) - Sur la trace des glaciers vosgiens, CNRS Ed., 212 p.

[2] BEAUDEVIN C. et PISANO B. - Webmasters du Site geoglaciaire

[3] GILBERT G.K., 1885. The topographic features of the shorelines. US Geol. Surv. Rep., 5, Washington DC, pp. 75–123.

[4] LOGET N. (2005) - Dynamique de l'érosion fluviatile consécutive à une chute du niveau de base. L'exemple de la Crise de Salinité Messinienne. Thèse de Doctorat. Université de Rennes, 217 pp.

[5] CAMPY M., MACAIRE J.J. et GROSBOIS C. (2013) Géologie de la surface - Erosion, transfert et stockage dans les environnements continentaux, Dunod Ed., 464p.

[6] FLAGEOLLET J.C. et HAMEURT J. (1971) Les accumulations glaciaires de la vallée de la Cleurie (Vosges), Revue Géographique de l'Est, tome 11, n° 2, Etudes de géographie physique, pp 119-181.

[7] HARMAND D. coord. (2011) - La vallée de la Cleurie revisitée 150 ans après Xavier Thiriat. Actes du colloque universitaire du Tholy (20-21/09/2008). Association des Amis de la vallée de Cleurie, 283 p.

[8] WEISROCK A. (1999) - Un précurseur de la géomorphologie, Henri Hogard (1808-1880) et la glaciation des Vosges », Revue géographique de l'Est, XXXlX, 1, pp. 7-20.

et encore :

ANDRE M.F. 1991. L’empreinte glaciaire dans les Vosges. P.U.N., 11çp.

BONN F., 1970. Les dépôts glaciaires de la haute vallée de la Vologne : contribution à l’étude du quaternaire vosgien. Bulletin BRGM (2ème série) sectIn°1.

DARMOIS THEOBALD M., 1974. Recherches sur la morphologie glaciaire des vallées supérieures de la Meurthe. Annales scientifiques universitaires Besançon géologie 3ème fascicule 21.1973.

SERET G., 1967. Les systèmes glaciaires du bassin de la Moselle et leurs enseignements. Société Royale belge de géographie, 577p..

SERET G., DRICOT F., WANSARD G.,1990. Evidence for an early glacial maximum in the French Vosges during the last glacial cycle. Nature, G.B., vol. 346, 453-456.

VALENTIN J. 1994. La filière bois et le glaciaire vosgien, livret d’excursion APBG.


Auteurs : Philippe MARTIN - Didier ZANY - Roger CHALOT - Date de création : 22/08/2017 - Dernière modification : 21/05/2024

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