Capture de la Moselle : 3. Description
En 1840, le géologue meusien Nicolas-Amand Buvignier[1] est le premier à évoquer et à relater la vraisemblance d'une confluence Meuse-Moselle : la Moselle était autrefois un affluent de la Meuse, avant sa capture ultérieure par la Meurthe. L'hypothèse envisagée par Buvignier est aujourd'hui étayée par plusieurs observations d'ordre géomorphologique ou pétrographique :
- la découverte, en terrain exclusivement argilo-calcaire, de galets siliceux (granite, grès bigarré, grès vosgien...) dans des dépôts d'alluvions perchés, présents tout le long de la vallée de la Meuse, de Commercy jusqu'à Sedan (voir fiche Paléoméandre de Doulcon) ;
- la présence, entre Toul et Pagny-sur-Meuse, d'une large vallée à méandres, occupée par de modestes ruisseaux (l'Ingressin et le Val de l'Asne), recoupant la Côte de Meuse dans une percée cataclinale (large de 3 km entre Écrouves et Choloy-Menillot), et convergeant vers celle de la Meuse à l'ouest ;
- le changement brutal de direction de la Moselle, formant un coude devant Toul (voir aussi l'extrait de carte géologique en relief ICI).
Depuis les premières interprétations de Buvignier, la capture supposée puis avérée de la Moselle a fait l'objet de nombreuses études (voir [5]), initiées en 1895, par celles du géographe américain W.M. Davis[2], qui firent la célébrité de ce "cas d'école", repris dans de nombreux ouvrages de géologie ou de géographie physique.
- Le contexte géomorphologique et géodynamique de la capture
Les cours d'eau de l'est du Bassin parisien sillonnent au sein d'un paysage de côtes (ou de cuestas) caractéristique : une alternance (selon un axe est-ouest) de plateaux et fronts de côtes calcaires ou gréseux (assises résistantes à l'érosion) dominant des plaines marneuses ou argileuses déprimées. Cette disposition d'éléments du relief dégagés par l'érosion résulte d'une succession de formations géologiques mésozoïques tabulaires légèrement inclinées (2 à 3° environ) vers l'ouest et le centre du Bassin parisien (fig.2).
Fig.2 : Cadre géomorphologique et géologique de la capture de la Moselle : le relief de côte (© Harmand et le Roux, 2006 [3])
Dans ce contexte orographique, fleuves et rivières (fig.3) empruntent tantôt des cours orthoclinaux globalement sud-nord parallèles aux fronts de côtes (cas de la Meuse dans les calcaires oxfordiens de la Côte de Meuse et de la Meurthe au pied des calcaires bajociens de la Côte de Moselle - fig.19), tantôt des percées est-ouest comme la Moselle qui traverse la Côte de Moselle dans un cours cataclinal au sud de Nancy vers Toul puis une percée ouest-est dans un cours anaclinal plus au nord entre Toul et Pompey-Frouard, modifiant ainsi son cours pour l'adapter dans le temps (fig.5).
Fig.3 : Hydrographie et relief de côte (© Harmand et Le Roux, 2006 [3])
Cette partie orientale du Bassin parisien a constitué le terrain de plusieurs captures de cours d'eau qui ont illustré la réorganisation régulière du réseau hydrographique (fig.4), selon des processus contrôlés à la fois par les événements et changements climatiques du Quaternaire et le cadre géologique et géodynamique externe local. La capture de la Haute Moselle (= nom de la paléo-Moselle) issue du Massif Vosgien, aux dépens de la Meuse et au profit de la Meurthe s'intègre dans ce contexte spatio-temporel.
Fig.4 : Carte des anciennes captures et anciens cours d'eau (en vert) de l'est du Bassin parisien (© Harmand et Leroux, 2006 [3])
- Les indices de la capture de la Moselle dans le paysage
Connus depuis le XIXème siècle (cf. observations et travaux de Buvignier et de Davis), les indices de la capture de la Moselle sont de différentes natures et à différentes échelles : percée cataclinale, paléovallée, terrasses alluviales étagées à galets siliceux provenant des massifs vosgiens (fig.5 et 5bis). Ces indices peuvent correspondre soit à des traces de l'ancienne confluence vers la Meuse, soit à des témoins du changement de direction de la rivière vers le site de sa capture et de sa nouvelle confluence, dans la vallée de la Meurthe, au nord de Nancy.
FIg.5 : Cadre géomorphologique et répartition des dépôts alluvionnaires (à galets siliceux) récents et anciens de la Moselle / Haute Moselle (d'après Harmand et Leroux, 2000 [4]) - cliquer sur l'image pour obtenir une carte plus détaillée
Une percée cataclinale résulte du creusement d'une vallée au droit d'un front de côte. Cette percée forme généralement un entonnoir, évasé dans sa partie amont. Un tel élément du paysage affecte la Côte de Meuse, à l'ouest de Toul, en prolongement de la vallée de l'Ingressin, un affluent de la Moselle traversant la plaine argileuse de la Woëvre, s'étalant au pied des côtes. Observable depuis plusieurs point hauts (table d'orientation du Plateau d'Écrouves - fig.6 - ou champs autour de l'ancienne redoute sur les hauteurs de Dommartin-les-Toul - fig.13), la percée s'ouvre dans un entonnoir, large d'environ trois kilomètres, entaillant la Côte de Meuse entre les villages de Choloy-Menillot au sud et d'Écrouves au nord.
Fig.6 : La paléovallée de la Haute Moselle (tracé jaune) et la percée cataclinale vue depuis le Plateau d'Écrouves (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
La percée est relayée par une paléovallée méandriforme, le Val de l'Asne (fig.7), et se poursuit jusqu'à rejoindre la vallée de la Meuse, à Pagny-sur-Meuse, à une dizaine de kilomètres vers l'ouest. Le sens d'écoulement d'ouest en est de l'Ingressin (correspondant à un cours anaclinal) exclut a priori la responsabilité de ce modeste cours d'eau dans la percée cataclinale.
Fig.7 : Les deux méandres de la vallée fossile du Val de l'Asne (cliquer sur l'image pour voir une vue aérienne)
L'encaissement de cette vallée ancienne dans les calcaires oxfordiens est à découvrir à proximité de Lay-St.-Rémy, depuis des points d'observation dominant la route Nationale 4 ou dans le couloir de la branche occidentale du méandre du Val de l'Asne. La ripisylve qui forme une bande arborée dans l'axe du méandre délimite l'emplacement du ruisseau du Val de l'Asne, cours d'eau relictuel empruntant la partie de cette vallée fossile pour rejoindre la Meuse toute proche (fig.7). Malgré le comblement de la vallée par des formations superficielles récentes, le bord concave et plus abrupt du méandre est encore bien marqué du côté ouest. Une approche du méandre du Val de l'Asne par sa branche orientale où l'Ingressin prend sa source, est aussi possible depuis la route de la ferme de Savonnières (centre équestre - cf. §. Localisation). Le site du Val de l'Asne drainé par l’Ingressin et le ruisseau du Val de l’Asne, respectivement tributaires de la Moselle et de la Meuse, marque ainsi la limite de bassin versant Moselle-Meuse.
Fig.8 : Ancien méandre (branche ouest) de la Haute Moselle du Val de l'Asne (trait rouge sur la carte) et quelques rares galets de quartzite remaniés (flèches sur les clichés = sens d'écoulement de la Haute Moselle) - cliquer sur l'image pour obtenir une vue du méandre depuis un point haut
En aval du Val de l'Asne, entre les villages d'Ourches-sur-Meuse et Pagny-sur-Meuse, le tracé d'un autre paléo-méandre se repère aussi dans le paysage, celui-ci contournant et isolant la petite butte des Montants de Woëvre.
L'identité du cours d'eau responsable du creusement de cette paléovallée peut être révélée grâce aux dépôts alluvionnaires résiduels de l'ancienne rivière, conservés par endroits, en surface (ou en profondeur). Ces dépôts qui témoignent de l'emplacement d'anciennes terrasses fluviatiles se présentent sous forme de nappes de sables, de graviers et de galets d'importance variable, en superficie comme en épaisseur (jusqu'à 8 m pour la nappe de la Justice à Toul).
À l'échelle locale, dans le secteur du Val de l'Asne et des boucles de la Moselle autour de Toul, la cartographie de ces nappes alluviales anciennes (fig.5 et 5bis) a ainsi permis de mettre en évidence un système étagé de terrasses dont les plus hautes correspondent également aux plus âgées (fig.11). L'établissement d'un tel système est une réponse hydrogéodynamique aux changements climatiques du Quaternaire (alternance de périodes glaciaires-interglaciaires - voir fig.26) : phases de sédimentation alluvionnaire en période froide puis phases d'érosion et de creusement vertical des vallées en période tempérée (voir fig.16 de la fiche de Bainville-aux-Miroirs).
À l'échelle régionale, le réseau hydrographique étudié regroupe plusieurs bassins versants inféodés à deux contextes géologiques différents (voir §.4 et fig.19 et 21). Naissant sur le Plateau de Langres, la Meuse, ainsi que ses affluents, traversent un substratum essentiellement argilo-carbonaté constituant la couverture sédimentaire mésozoïque du Bassin parisien. Ce sont les éléments détritiques issus de l'érosion de ces formations qui alimentent les alluvions dans le bassin de la Meuse. Moselle et Meurthe ont quant-à-elles leurs sources dans le Massif Vosgien et des cours, en amont de Nancy, qui serpentent au travers des formations lithologiquement diversifiées mais à composante siliceuse dominante : roches magmatiques (granites et volcanites) et métamorphiques (gneiss, quartzites et lydiennes) du socle et roches sédimentaires détritiques (grès et conglomérats) du Trias. La nature majoritairement siliceuse des alluvions de la Meuthe et de la Moselle constitue donc une signature "vosgienne", absente des dépôts fluviatiles carbonatés mis en place par la Meuse.
Les alluvions de l'ancienne vallée du Val de l'Asne affleurent rarement (butte des Montants de Woëvre) car elles sont généralement enfouies sous une épaisseur (souvent pluridécamétrique) de dépôts de versants plus récents (colluvions, grèze ou grouine, tourbes - fig.9) correspondant à des accumulations de gélifracts calcaires. Néanmoins, sur les points hauts bordant les méandres du Val de l'Asne (ex. : lieu dit le Coup de Canne entre Pagny-sur-Meuse et Lay-St.-Rémy - fig.1), éparpillés parmi les pierres volantes issues du substratum calcaire oxfordien, on trouve sans difficulté des galets siliceux (quartzites) alluvionnaires d'origine vosgienne et donc charriés par la Haute-Moselle. On en déduit que celle-ci devait donc logiquement emprunter cet intinéraire autrefois, avant même d'occuper la vallée encaissée en contrebas. À noter que des galets siliceux, remaniés, s'observent parfois dans les formations de pente colluvionnaires, au cœur du paléo-méandre (fig.8).
La confirmation et la reconnaissance en profondeur des dépôts d'alluvions à composante détritique siliceuse dominante, imputés à la Haute Moselle ont été rendues possibles à la faveur de forages réalisés dans la paléovallée du Val de l'Asne (fig.9) et le long de la percée cataclinale, en amont et en aval du Val de l'Asne.
Fig.9 : Coupe schématique du comblement de la branche occidentale du méandre du Val de l'Asne à Lay-St.-Rémy ; l'altitude de 224,2 m correspond à la base des alluvions siliceuses de la Haute Moselle - remarquer le bord plus abrupt du côté WNW correspondant à l'ancienne rive concave du méandre (d'après Harmand et al., 2007 [5])
Un forage donne accès au sommet et à la base des alluvions, le mur du dépôt traduisant l'altitude (z2) à laquelle se trouvait le lit de la Haute Moselle. Le report de ces altitudes "z2" le long d'un profil topographique, suivant l'axe de la percée cataclinale, révèle la pente de l'ancien lit de la Haute Moselle inclinée vers l'ouest, confirmant ainsi son écoulement en direction de la vallée de la Meuse (fig.10).
Fig. 10 : Cours de la Haute Moselle avant capture (modifié d'après Harmand et Le Roux, 2000 [4])
(A : Topographie actuelle entre la Meuse et la Moselle, le long du tracé probable de la Haute Moselle (trait rouge en B) entre Toul (à l'est) et Pagny-sur-Meuse (à l'ouest) - l'échelle verticale est exagérée ; les numéros font référence à ceux des forages présentés dans le tableau D - pour les forages 5 à 7, les couches d'alluvions ont été érodées et les altitudes ont été déterminées à partir de celles d'alluvions anciennes présentes à proximité ; C : forage et méthode de calcul de l'altitude z2 des alluvions anciennes de la Haute ou Paléo-Moselle avant capture)
D'autres terrasses alluviales de la Haute Moselle (anté-capture) se succèdent en amont de la percée cataclinale, où elles forment les moyennes terrasses du secteur de Toul (notées Fx sur la carte géologique) reposant dans la dépression argileuse de la Woëvre. Elles représentent les éléments d'un dispositif étagé (fig.11), situés à environ +50m, +40m, et +30m d'altitude relative (différence d'altitude entre la base des alluvions actuelles de fond de vallée et la base des formations alluviales anciennes) [5].
Fig.11 : Système étagé et altitudes réelles / relatives des terrasses de la Haute Moselle (HM - anté-capture) et de la Moselle (M - post-capture) autour de Toul (d'après Harmand, 2017 [6])
Dominant la vallée de l'Ingressin d'une vingtaine de mètres sur son versant nord, la terrasse moyenne d'Écrouves (HM4 sur fig.11), difficile à distinguer dans la morphologie du paysage, forme une surface plane, au pied de la Côte Barine, sur laquelle se dressent les habitations et la caserne des pompiers du quartier Bautzen (fig.12). Les galets siliceux alluvionnaires affleurent ça-et-là dans les talus, surplombant le substratum argileux callovo-oxfordien (voir fiche Écrouves) ou mêlés aux éboulis de pente.
Figure 12 : Moyenne terrasse (anté-capture) de la Haute Moselle à Écrouves dominant la vallée de l'Ingressin vue depuis la Justice (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Les accumulations alluvionnaires qui constituent les moyennes terrasses, forment aussi des éléments remarquables du paysage comme l'imposante "terrasse de la Justice" au sud-ouest de Toul (HM5 sur fig.11 et fig.13, 14 et 15A) : promontoire tabulaire culminant à 250 m d'altitude et surplombant de 40 mètres, le fond de vallée actuelle de la Moselle (voir aussi Losson et al., 2020 [16]).
Fig.13 : Sur le sommet aplani de la moyenne terrasse de la Justice (cliquer sur l'image pour l'agrandir ou ICI pour une vue aérienne)
D'autres placages et nappes alluvionnaires anté-capture se rencontrent au sud-est de Toul, sur les hauteurs de Dommartin-lès-Toul (lieu-dit les Fortes Terres) jusqu'à l'altitude 270 m au voisinage d'une antenne-relais (fig.14 et 15B). Ces nappes correspondent à une terrasse s'élevant d'environ 50 mètres au-dessus du fond de vallée actuel (HM6 sur fig.11).
Fig.14: Panorama sur la terrasse moyenne de la Justice (anté-capture) de la Haute-Moselle et son ancienne percée cataclinale dans la Côte de Meuse - vue depuis les hauteurs de Dommartin-lès-Toul (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Fig.15 : Alluvions anciennes anté-capture de la Haute-Moselle (A : terrasse de la Justice à Toul - bois de l'Ancienne Redoute ; B : terrasse des Fortes Terres à Dommartin-lès-Toul)
Dans ce secteur géographique, des terrasses plus hautes encore, et donc plus anciennes encore (notées Fu sur les cartes géologiques), se rencontrent ponctuellement sur les versants de la Moselle, entre Dommartin-lès-Toul et Neuves-Maisons, au sud de Nancy.
Ainsi, l'ensemble de ces données de terrain permet de dresser la tracé hydrographique de la Haute Moselle. Avant sa capture, ce cours d'eau, venant du sud-est, perçait les deux fronts de côtes et revers successifs de la Côte de Moselle, à hauteur de Neuves-Maisons, et de la Côte de Meuse, à hauteur d'Écrouves (cours cataclinal) pour rejoindre, via la vallée du Val de l'Asne, la Meuse, formant alors le système Haute Moselle-Meuse au cours orthoclinal (fig.16).
Fig.16 : Tracé supposé de la Haute Moselle avant capture (© Harmand, 2017 [6])
L'événement de la capture est souligné par le déplacement vers l'est des nappes alluviales de la Moselle, coïncidant avec l'abandon de la paléo-percée cataclinale et le changement de direction de l'écoulement de la rivière, à l'origine de son coude devant Toul.
Les dépôts alluvionnaires post-capture (toujours à composante siliceuse dominante) forment l'ensemble des basses terrasses de la Moselle (notées Fx3 ou Fy sur les cartes géologiques locales), réparties le long de sa vallée actuelle entre Toul et Pompey (fig.5 et 5bis). Elles se situent à des altitudes relatives moindres (+24-25m, +12-16m ou +3-6m) que celles observées pour les moyennes terrasses [5] (fig.11).
Les formations fluviatiles post-capture s'épandent largement sur les argiles calloviennes et marnes bathoniennes de la Woëvre à l'est de Toul. En protégeant leur substratum de l'érosion, ces nappes sont à l'origine de merlons naturels en relief inversé dans le paysage : nappe du Bois de Villey-Saint-Étienne, s'étalant sur 6 km de long et 1 à 1,5 km de largeur, à une altitude de 220 à 230 m (M3 sur fig.11) [7], entre de la zone industrielle de la Croix de Metz jusqu'au fort de Villey-Saint-Étienne, sur la rive gauche de la Moselle (fig.17). Les galets siliceux (quartzites le plus souvent) se récoltent sur les hauteurs des champs labourés, autour de l'usine de papier, en amont de Villey-St.-Étienne.
Fig. 17 : Vue sur la basse terrasse (post-capture) de la rive gauche de la Moselle depuis le plateau dominant Fontenoy-sur-Moselle (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Une basse terrasse (post-capture ?) a également été reconnue et cartographiée [7] dans la zone urbanisée touloise, au pied du versant oriental de la butte-témoin du Mont Saint-Michel (fig.5 et 18). En contrebas des grands immeubles implantés sur les pentes de la colline, l'avenue du Général Patton et la route départementale D904a, oscillant autour de l'altitude 235-230 m, suivent la limite entre les alluvions et les éboulis de pente, probablement discordants sur cette terrasse dont les affleurements restent rares. L'altitude à laquelle se trouve celle-ci ne permet pas d'attribuer avec certitude un âge relatif post-capture à cette unité, située dans la zone de jonction entre ancienne et nouvelle vallée de la Moselle [8]. D'autres nappes alluvionnaires post-capture se retrouvent aussi sur la rive droite de la Moselle, notamment autour de Gondreville (zone d'activité en périphérie du bourg). Récemment (2019), des travaux oprérés dans les talus bordant la route D191 reliant Liverdun à Villey-St.-Étienne, en rive gauche et à hauteur du barrage de la Moselle (écluse d'Aingeray), ont mis à jour des dépôts alluviaux à galets vosgiens (fig.18bis) correspondant vraisemblablement à une basse terrasse de la Moselle (altitude 205 - 210m), d'âge weichsélien (post-capture).
Fig.18 : Vue sur la basse terrasse (post-capture ?) de la Moselle depuis les hauteurs de Dommartin-lès-Toul (cliquer sur l'image pour l'agrandir)
La Haute-Moselle qui confluait auparavant avec la Meuse pour former la Haute-Moselle-Meuse a donc modifié son cours et a conflué avec la Paléo-Meurthe qui l'a ainsi capturée [3][8][9]. Hydrographiquement parlant, de par son histoire, la Moselle devrait donc être considérée comme un affluent de la Meurthe et non l'inverse.
- Le déroulement de la capture (voir aussi fiche sur le Paléokarst de Pierre-la-Treiche)
La reconstitution de la succession des événements qui aboutirent à la capture de la Moselle repose sur l'existence et la préservation de dépôts fluviatiles attribués à la Haute-Moselle et disséminés en surface (voir les paragraphes précédents) mais aussi piégés dans le karst autour des vallées de la Meuse, de la Moselle et de la Meurthe actuelles (voir fig.5 et le paléokarst de Pierre-la-Treiche). Ces archives permettent ainsi de compléter et d'affiner le cadre historique de cette reconstitution dans l'espace et dans le temps, depuis le Pléistocène moyen (période ante-saalienne - voir fig.18 et § 4.) jusqu'à nos jours, soit une histoire vieille de plus de 300 000 ans.
Compte-tenu de l'environnement lithologique, en terrains argilo-calcaires, dans lequel s'opèrent concomittament les processus érosifs et l'évolution du réseau hydrographique de la Moselle autour de Toul, deux situations pouvaient être envisagées : une karstification (= perte et détournement souterrains des eaux de la Moselle) comme facteur causal de la capture ou, à l'inverse, comme une de ses conséquences à l'issue d'une capture subaérienne [9].
Des facteurs géologiques locaux ont également favorisé la capture. Ils tiennent notamment à l’existence, sur le site de capture de la Haute Moselle, du segment occidental du synclinal régional de Sarreguemines-Savonnières générant une cuvette structurale (fig.19 ; Harmand, 2017[6] et les fiches sur le Synclinal de Savonnières ou le Synclinal de Sarreguemines).
Un détournement hydrographique ou une percée hydrogéologique ne peuvent se faire sans l'existence d'un gradient hydraulique favorable (débit, pente...). Une capture subaérienne pourra s'opérer dès lors qu'il existera un col suffisamment bas entre les deux bassins versants mitoyens (Haute-Moselle et Paléo-Meurthe ici) pour permettre des écoulements de plus en plus fréquents issus du cours d'eau perché (Haute-Moselle) vers la zone déprimée adjacente (Paléo-Meurthe).[9]
Fig.19 : Carte géostructurale de la partie orientale du Bassin parisien (d'après Haguenauer, 1980 [10])
en pointillés rouges, la paléovallée et la zone de capture (flèche noire) de la Haute Moselle situées dans l'axe du synclinal de Sarreguemines-Savonnières - cliquer sur la carte pour voir une coupe géologique
Fig.20: Grandes étapes de la capture de la Moselle basée sur une reconstitution à partir des restes de terrasses alluviales, de l'extension des formations géologiques et de leurs reculs successifs (© Harmand et Le Roux, 2006 [3]) - cliquer sur l'image pour obtenir un zoom de la capture au Saalien
- La datation de la capture
Les éléments de datation relative : un enregistrement sédimentaire de la capture de Moselle déduit de l'analyse des minéraux lourds des alluvions anciennes et récentes de la Moselle et de la Meurthe (d'après Cordier et al., 2004 [11])
Fig.21 : Terrains traversés par la Moselle et la Meurthe depuis leur source dans les Vosges et lieux de prélèvements d'alluvions (pour analyse de minéraux lourds)
En Lorraine, toute la diversité des roches sédimentaires s'exprime dans les unités lithologiques qui constituent la couverture sédimentaire mésozoïque de l'est du Bassin parisien. Celle-ci recouvre un socle continental formé de terrains d'âge paléozoïque et d’origine magmatique (granites et volcanites) ou métamorphique (gneiss, schistes) affleurant dans les Vosges (fig.21).
La Moselle prend sa source dans le massif vosgien et traverse ensuite des roches du socle puis les grès permo-triasiques.
La Meurthe prend également sa source dans le massif vosgien. Actuellement, comme la Moselle, la Meurthe traverse des terrains du socle vosgien. Ce n’était pas le cas il y a 300 000 ans lorsque le socle vosgien était encore recouvert de grès permo-triasiques dans le secteur de la source de la Meurthe (fig.21).
Les granites et autres roches magmatiques renferment, outre les minéraux classiques que sont quartz, feldspaths et micas, des minéraux lourds (ainsi nommés du fait de leur densité élevée) : tourmaline, zircon, rutile, amphiboles et grenats. Ces minéraux peuvent constituer des particules détritiques qui, à la faveur des phénomènes d’érosion, peuvent être transportés puis déposés dans les alluvions des cours d’eau, traversant les terrains dont ils proviennent.
Tourmaline, zircon, rutile, que l’on trouve dans les alluvions de la Moselle et de la Meurthe, sont des minéraux très résistants qui peuvent être issus des granites altérés mais qui sont aussi abondants dans les grès du Permo-Trias de la région, issus d'un premier cycle sédimentaire (érosion de la chaîne varisque), à la transition Paléozoïque-Mésozoïque, il y a 250 millions d'années environ.
Amphiboles et grenats, plus fragiles, sont relativement plus abondants, par rapport aux précédents, dans les sédiments dont les particules proviennent d’un démantèlement récent des roches mères originelles que sont les roches magmatiques et métamorphiques vosgiennes où ils n’ont pas encore subi une hydrolyse (= altération chimique en présence d'eau) poussée.
Ces minéraux lourds ont été recherchés et quantifiés dans les dépôts alluvionnaires qui forment les terrasses de la Meurthe et de la Moselle aux alentours du site de confluence actuel (fig.22 et 23).
Fig.22 : Quelques-unes des terrasses alluvionnaires de la Meurthe et de la Moselle dans le bassin de Nancy (d'après Cordier et al., 2004 [11] - modifié)
Dans le secteur au nord de Pompey, point géographiquement le plus proche et en aval de la confluence, différentes terrasses (Me0 à Me5) se répartissent sur plusieurs étages, à différentes altitudes, au-dessus du lit actuel de la Moselle (fig.22).
Les terrasses Me4 et Me5 sont les plus hautes et les plus âgées, les terrasses situées en dessous (Me3 à Me0) sont plus jeunes.
Fig.23 : Quelques exemples de distribution (en %) des minéraux lourds dans les sables alluvionnaires de la Meurthe et de la Moselle (d'après Cordier et al., 2004 [11] - modifié)
Les alluvions récentes (terrasses Me0 à Me3) en aval de Pompey montrent une distribution des minéraux lourds dominée par les amphiboles et grenats qui sont des minéraux fragiles non hydrolysés provenant de l’érosion du socle vosgien. Cette répartition est comparable à celle des alluvions anciennes et récentes de la Moselle près de Toul (fig.23).
Les alluvions anciennes (terrasses Me4 et Me5 ou plus anciennes) en aval de Pompey montrent une dominance des minéraux zircon et tourmaline qui sont des minéraux résistants pouvant provenir de l’érosion du socle vosgien mais aussi de celle des grès permo-triasiques. Cette distribution est comparable à celle des alluvions anciennes de la Meurthe prélevées dans le secteur de Mondon, en amont de la confluence.
On peut ainsi avancer l'hypothèse qu’avant et jusqu'à la la mise en place des terrasses anciennes Me4-5, seule la (Paléo-) Meurthe apportait des alluvions en aval de Pompey, sans contribution de la (Haute) Moselle. Ces alluvions sont dominées par les minéraux lourds résistants, zircon et tourmaline, provenant essentiellement des grès permo-triasiques et charriés par la rivière depuis une zone d'apports plus ou moins distante selon les conditions climatiques de l'époque considérée :
- soit depuis sa source dans le massif vosgien lorsque celle-ci se situait encore dans la couverture permo-triasique sédimentaire non décapée, en période interglaciaire sous climat tempéré (fig.22);
- soit depuis une source "proximale", géographiquement plus proche (i.e. hors massif vosgien), également implantée dans la couverture gréseuse permo-triasique, à la faveur d'un épisode glaciaire, lorsque les Vosges montagneuses étaient recouvertes de glace, bloquant ainsi, sur place, les apports d'éléments détritiques du socle cristallin dans les nappes alluvionnaires distantes.
Après le dépôt de ces alluvions, la composition des terrasses suivantes en aval de Pompey (terrasses inférieures Me3 à Me0) change et se rapproche de celle des alluvions de la Moselle près de Toul. Ces sédiments sont dominés par les minéraux fragiles tels que l’amphibole et les grenats, charriés par la rivière depuis les massifs du socle continental vosgien qu’elle traverse.
Les changements de composition des dépôts en aval de la confluence actuel Meurthe – Moselle, montrent que juste après la formation de la terrasse Me4, les minéraux provenant du socle vosgien (amphibole et grenats) retrouvés dans les plus jeunes terrasses de la vallée (Me3 à Me0), en aval de Pompey, ne peuvent pas avoir été apportés par la Meurthe car celle-ci ne peut transporter des éléments des terrains du socle vosgien à l’époque. Ces alluvions ont donc été apportées par la Moselle qui arrive dans le lit de la Meurthe à partir de cette période.
Ce constat confirme encore le scénario d'une capture de la Moselle par la Meurthe à une période ancienne que des corrélations sédimentologiques, avec d'autres terrasses étagées du bassin Meuse-Moselle, situent autour de 250 000 - 300 000 ans [11] (voir ci-après). D'après les données lithologiques, cet événement coïnciderait peut-être également avec un bouleversement climatique, attesté par le passage d'une sédimentation fine sableuse (terrrasse Me4), correspondant à un épisode pléniglaciaire (= maximum glaciaire), à une sédimentation grossière (galets) s'intercalant dans les dépôts de la terrasse Me3 et caractérisant plutôt un épisode tardi-glaciaire (= fonte des glaciers vosgiens) [11].
Les éléments de datation absolue : silex brûlés et concrétions karstiques
Des datations relatives combinées à des datations absolues obtenues par ailleurs sur d'autres sites, apportent un calage stratigraphique et une précision quantifiée en années pour la capture de la Moselle (fig.24 à 26) :
- un âge de - 250 000 ± 20 000 ans B.P. déterminé par thermoluminescence sur des silex brûlés récoltés dans des alluvions de la basse vallée de la Meuse près de Maastricht aux Pays-Bas (fig.24) [11]. Sur le même principe que la méthode de distribution des minéraux lourds, utilisée pour les terrasses de la Meurthe et de la Moselle autour de Toul, ces silex brûlés reposaient au sein de dépôts postérieurs à une rupture minéralogique observée dans la série sédimentaire et coïncidant avec le détournement de la Moselle vers le lit de la Meurthe, qui s'opère donc avant -250 000 ans (B.P.) ;
Fig.24 : Enregistrement et datation de la capture de la Haute Moselle dans les alluvions de la basse Meuse à Maastricht - Pays-Bas (d'après Harmand, 2017 [6])
- un âge de -300 000 ans B.P. calculé par radiochronologie à partir de données isotopiques du couple U/Th (fig.25), récoltées sur des spéléothèmes des grottes des Puits et de Sainte-Reine à Pierre-la-Treiche, dont la datation relative coïncide avec un épisode de concrétionnement scellant les dernières alluvions anté-capture de la Haute Moselle conservées dans le paléokarst (voir aussi fig.19 de la fiche sur le karst de Pierre-la-Treiche).[12]
Fig.25 : Datation de la capture de la Moselle et calage en regard de la courbe de variations du delta 18O de l'eau de mer et des datations U/Th des spéléothèmes [17] des karsts des calcaires bajociens de Pierre-la-Treiche et Maron près de Toul (54) - chiffres de la partie supérieure = stades isotopiques de l'oxygène marin SIO - chiffre des dixièmes impair = période chaude ; chiffre des dixièmes pair = période froide (d'après Jaillet et al., 2002 [13] - modifié)
L'intervalle de temps correspondant à la capture de la Moselle par la Meurthe peut donc être ainsi défini : postérieur à -300 000 ans B.P. (datation des derniers dépôts anté-capture) et antérieur à -250 000 ans B.P. (datation des premières alluvions post-capture). Stratigraphiquement, cet intervalle se cale au niveau d'un épisode climatique froid du Pléistocène moyen, à savoir la glaciation alpine de Riss ou de son équivalent nordique du Saalien (fin de l'épisode froid du Saalien 1 ou stade isotopique SIO 8 - fig.25 et 26).
Fig.26 : Échelle stratigraphique du Quaternaire (en bleu : climat froid ; en orange : climat tempéré)
N.B. : en 2009 , l'IUGS [14] a fixé le début du Quaternaire et du Pléistocène à -2,6 M.a. (les "anciennes" subdivisions alpines sont données à titre indicatif)
Bibliographie et sitographie
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[10] HAGUENAUER B. et C. (1980) - Géologie en Lorraine. Mars et Mercure éd., 131 p.
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[13] JAILLET S., LOSSON B., BRULHET J., CORBONNOIS J., HAMELIN B., PONS-BRANCHU E. et QUINIF Y. (2002) - Apport des datations U/Th de spéléothèmes à la connaissance de l’incision du réseauhydrographique de l’Est du Bassin parisien. Revue géographique de l’Est, Nancy, XLII, 4, 185-195.
[14] I.U.G.S. (2020) - Global chronostratigraphical correlation table for the last 2.7 million years v.2020b - lien de téléchargement ICI
[15] HARMAND D., WEISROCK A., GAMEZ P., LE ROUX J., OCHIETTI S., DESHAIES M., BONNEFONT J.-C. et SARY M. (1995) - Nouvelles données relatives à la capture de la Moselle. In: Revue Géographique de l'Est. Tome 35, N°3-4. La capture de la Moselle. A propos du centenaire de l'article de W.M. Davis, 1895-1995. pp. 321-343.
[16] LOSSON B., HARMAND D., CHENOT E., LATHUILIÈRE, B. (2020) - Toul « Quartier Gama » : terrasses de la Moselle et argiles de la Woëvre remaniées. Contribution ORAGE originale à la Banque de données du sous-sol n°22.
[17] QUINIF Y. (2007) - Annexe 5 - Datations U/Th des stalagmites. In: Collection EDYTEM. Cahiers de géographie, numéro 5, 2007. L’aven d’Orgnac, Valorisation touristique, apports scientifiques. pp. 162-163.
Auteurs : Didier ZANY - Philippe MARTIN - Aude HUMMEL - Date de création : 19/09/2020 - Dernière modification : 16/09/2022