Interview de Georges Zaragoza : Pour une mise en scène actualisée de la tragédie Bérénice
Le vendredi 12 mai 2017, la troupe des Compagnons d’Éleusis a représenté une nouvelle fois Bérénice au Théâtre Municipal de la Cité des Images. La mise en scène, résolument moderne, de cette pièce inspirée par l’histoire romaine suscite le plus grand intérêt des spécialistes de l’Antiquité. Georges Zaragoza, directeur de la troupe, metteur en scène, acteur et professeur de littérature comparée, a accepté de répondre à nos questions sur cette version originale de la tragédie racinienne.
Thierry Grandjean : Depuis la création de votre troupe en 1971, avez-vous souvent représenté des versions modernes de pièces du répertoire classique ?
Georges Zaragoza : Face à un texte de théâtre, je me refuse à l’appréhender comme classique. Je sais que la pièce a été écrite à une époque donnée et que le savoir permet de comprendre beaucoup de choses sur le plan génétique et littéraire. Mais la représentation, ce à quoi prétend mon travail de metteur en scène, vise l’actualité ; la représentation est toujours au présent, que le texte soit d’Euripide, Racine, Hugo ou Lagarce. Cette approche ruine donc toute opposition entre « classique » et « moderne ». L’étude littéraire travaille sur un texte qui est daté, la mise en scène, sur un spectacle nécessairement actuel.
TG : La modernité apparaît d’emblée dans le décor : à la place des murs épais en pierre du palais impérial, vous avez choisi des murs de toile tantôt opaques tantôt transparents grâce à des jeux de lumière. En outre, les portes centrales s’ouvrent en coulissant, comme dans les palais orientaux. Pour la conception de ce décor diaphane, quelles ont été vos sources d’inspiration ?
GZ : J’avais l’image d’un monde aseptisé, un monde froid, un monde où tout humanisme est exclu. La grande multinationale déclinée sur les différents étages de sa tour de verre est pour moi le type même de l’univers lisse, froid et inhumain que je cherchais. Cependant tout s’y sait : on colporte, on twitte, on épie. Froideur et transparence sont donc les deux dominantes que je souhaitais pour caractériser l’espace scénique.
TG : Aux enseignes militaires romaines (SPQR), vous avez substitué une enseigne lumineuse ROMA, en lettres capitales, comme dans les publicités, et placée en haut à gauche de l’espace scénique. On retrouve également, sur une banderole, le nom latin ROMA, en bas à droite, présenté comme un acronyme, dont chaque lettre devient l’initiale de mots anglais (Research Operations Market Arms), ainsi que l’image d’une mitrailleuse. Quelle image du pouvoir romain avez-vous voulu donner ?
GZ : Rome est pour le monde antique – et l’idée est omniprésente dans le texte de Racine – l’emblème d’une domination mondiale (à l’échelle du monde connu) obtenue et assurée par les armes. Il me fallait trouver dans notre monde contemporain une entité qui bénéficie des mêmes pouvoirs exorbitants. Il m’a semblé que plus que le politique, c’est le commerce international et la finance qui détiennent les rênes du pouvoir ; de plus la fabrique des armes faisait signe de la puissance militaire de l’empire romain. Désigner le monde de la finance et celui de la vente d’armes c’était faire coup double. Nous avons beaucoup réfléchi pour parvenir à décliner sous forme d’acrostiche le nom Roma comme emblème commercial ; et le choix de la langue anglaise n’est pas du tout une référence au Royaume-Uni ou aux USA, c’est la langue du commerce.
TG : Sur cette même banderole, l’inscription ROMA, en bas de l’espace scénique, sera recouverte d’un graffiti dessiné avec de peinture en aérosol par Antiochus, interprété par Philippe Launay, qui dessine le symbole de Peace and Love (appelant à l’origine au désarmement nucléaire), cher aux hippies. Quel message politique adressez-vous à votre public ?
GZ : Il est je crois sans équivoque possible ; je fais le choix des forces de paix et d’amour. Cela paraît simpliste et utopique. Mais rien de grand ne s’est fait sans quelques idéalistes courageux, prêts à affronter les sarcasmes et l’ironie. Le moment où Antiochus tague le panneau ROMA exhibant son message de mort est aussi celui où l’on entend Titus faire son discours au Conseil, celui par lequel il accepte enfin la succession de Vespasien, le PDG de Roma. Les deux partis sont irréconciliables.
TG : Sur l’affiche du spectacle joué les 1er et 2 mars 2016, on ne voit aucun personnage, mais une mitrailleuse, sur le canon de laquelle est inscrit le titre de la pièce. Le nom du dramaturge est placé au niveau de la gâchette. Le fond de l’affiche est constitué du dessin et des numéros des pièces composant la mitrailleuse. Quant à l’amour, il est symbolisé par une rose rouge. Enfin, on y retrouve le nom « ROMA » sur une plaque au-dessus du canon de la mitrailleuse. Que représente exactement le dessin accompagnant le nom « ROMA » ?
GZ : C’est un souvenir – assez lointain il faut le reconnaître – des fameux jumeaux Romulus et Rémus nourris par la louve Luperca, à l’origine de Rome. Mais il peut aussi faire penser à une plaque militaire. L’affiche dit assez clairement que le personnage de Bérénice est l’objet d’un conflit entre deux idéologies : celle d’une foi sans faille dans l’amour – dont celui qui unit un humain à un autre n’est qu’un cas particulier – et celle d’une rapacité toute financière et mortifère.
TG : Dans la pièce de Racine, on compte sept personnages nommés et le cortège de Titus. Dans votre mise en scène, vous jouez entouré de neuf autres comédiens. En effet, vous avez choisi de dédoubler le nombre des trois confidents en répartissant les répliques entre cinq actrices et deux acteurs. Comment avez-vous réussi à éviter la défragmentation du discours entre plusieurs locuteurs ?
GZ : Racine a fait le choix de flanquer chaque personnage d’un confident. On sait que le confident classique est un « avatar » du chœur antique dont le rôle est de « commenter » les éléments de l’action et aussi les amplifier. Il est une sorte de « chambre d’écho ». Le confident racinien ne fait que compatir et porter à la connaissance du personnage auquel il est attaché, les actions qui se déroulent hors-scène. Il est un intermédiaire intégré au spectacle du spectateur lui-même. Le discours du confident ne renvoie donc pas à une personnalité bien repérable ; il est beaucoup plus une voix. Je voulais absolument incarner ces confidents. Il m’a semblé que le spectateur tout désigné du conflit que vit Titus est l’ensemble du personnel de son entreprise, une façon de revenir au chœur antique. De ce fait, je conserve la cohérence de la voix qui s’exprime par son biais ; elle est celle qui plaide pour un retour à l’ordre, celui du marché, de la Bourse, du profit. Chez Racine, Arsace et Phénice sont solidaires d’Antiochus et Bérénice, mais rien n’est plus simple que détourner un discours par l’ironie. Ce qui était marque de compassion devient aisément moquerie voire sarcasme. J’ai donc partagé sans difficulté le discours réuni des trois confidents initiaux en un ensemble choral assuré par sept personnes toutes employées par ROMA. Leur présence manifeste un regard critique permanent devant les affres de conscience des trois héros ; sur le plan scénique, les interventions du chœur permettaient des variations de rythme précieuses.
TG : Vous avez également eu l’idée d’ajouter des extraits musicaux, notamment d’un adagio de Mozart, aux moments particulièrement lyriques et passionnels. Quel est l’intérêt scénographique de cet ajout ? Avez-vous été influencé par les comédies-ballets de Molière, par l’opéra ou par le mélodrame ?
GZ : Non, c’est vraiment la fréquentation du texte de Racine qui a suscité ce désir. La pièce jouit d’une construction absolument remarquable. Trois personnages se croisent, se désirent, se déchirent et ne cessent de chercher cette réunion à trois que l’on appelle un trio. Elle n’intervient que dans la scène finale. Racine parvient à retarder à l’extrême ce qui s’imposerait dès les premiers mots à savoir que les trois personnages se rencontrent pour « crever l’abcès ». Ces trois personnages ont des monologues, des scènes à deux et enfin, enfin une scène à trois, la dernière, l’ultime ; la quête de l’autre, des autres est patente. Et il s’agit bien d’une relation à trois où chacun de ces trois-là ne peut renoncer à aucun des deux autres, ce qui est une forme d’approche du trio au sens musical du terme. Il fallait un musicien dont la langue musicale ait des affinités avec la langue théâtrale de Racine : Mozart était celui qui associait émotion à fleur de note et retenue qui se défie du pathos excessif. Le choix musical est le contre-point parfait du regard du chœur ; d’ailleurs, la musique n’intervient que lorsque ce chœur si prosaïque est absent.
TG : Vous avez même fait répéter vos comédiens en associant un instrument de musique à chaque confident. Pourriez-vous nous en dire davantage sur votre méthode de travail ?
GZ : Oui, chacun des trois personnages s’est vu attribuer un instrument du trio : le violon pour Bérénice, l’alto pour Antiochus et le violoncelle pour Titus. J’ai voulu « détricoter » le trio que j’avais retenu – Adagio du Trio en Mi bémol majeur – pour pouvoir disposer de phrases musicales d’un seul instrument ou de deux d’entre eux. Ainsi les monologues accueillaient un instrument, les scènes à deux, les deux instruments correspondants aux personnages concernés ; puis enfin l’adagio du trio in extenso pour la scène finale. Je voulais ainsi créer chez le spectateur un désir, avivé régulièrement par les fragments musicaux, d’entendre l’intégralité du passage comme un accomplissement auquel aspirent les spectateurs et les personnages : le chant racinien sublimé par le chant mozartien.
TG : Parmi les accessoires modernes que vous avez ajoutés, le public retient notamment les chaises en cuir, le sac de voyage en cuir d’Antiochus et surtout les téléphones portables, que les comédiens habillés de costumes et de tailleurs modernes utilisent à l’intérieur du palais, mais que les spectateurs aperçoivent, grâce aux murs diaphanes, en train de téléphoner et de faire les cent pas, pendant que Bérénice, Titus et Antiochus dialoguent assis à l’acte V. Pourquoi avez-vous eu l’idée d’ajouter les téléphones portables ? Avez-vous voulu souligner les rumeurs qui parcourent le palais ?
GZ : Oui, le téléphone portable me paraît l’accessoire clé du monde que j’ai cherché à évoquer. Il permet une communication rapide, sans frontières ; il paraît l’emblème d’une ouverture sur le monde. Et cependant il n’éradique pas du tout, voire renforce la méfiance de l’étranger. Ce que le chœur reproche à Bérénice c’est d’être étrangère et une étrangère qui n’a pas été phagocytée par la culture dominante. Elle est le témoin vivant d’une culture qui n’est pas celle du profit, de la réussite sociale dominée exclusivement par le gain. Ce chœur refuse et stigmatise tout autant Antiochus qui, lui aussi, par sa seule présence conteste le diktat de la pensée consensuelle et de la culture dominante : ni Antiochus, ni Bérénice n’ont de téléphones portables. Outre la présence du téléphone, j’ai voulu aussi opposer frontalement les deux mondes par le jeu des couleurs : noir et blanc pour ROMA et son personnel, safran, beige, sable pour l’étranger.
TG : L’héroïne éponyme, jouée par Claudine Launay-Jamin, est magnifiquement coiffée, avec des cheveux roux et un style oriental qui rappellent la coiffure de Cléopâtre dans les péplums. Avez-vous été influencé par l’archétype de la fameuse reine d’Égypte et par le cinéma ?
GZ : Non j’ai plutôt pensé à certains tableaux, de Chassériau, de Delacroix où la femme orientale est laiteuse et rousse. Je souhaitais qu’elle soit très féminine et en même temps que le spectateur perçoive en elle une force inaltérable, une vraie combattante pour les causes qui la mobilisent. J’ai imaginé que Titus, Antiochus et elle s’étaient connus durant leur jeunesse et qu’une foi humanitaire inébranlable les avait unis ; ils ont milité pour les mêmes causes, défendus les pays opprimés par les régimes totalitaires. Elle est peut-être avocate dans son pays d’origine ; elle est le personnage fort du trio. Son combat pour l’humain ne s’arrêtera pas à cet échec sentimental ; Titus a trahi doublement celle qu’il aimait, mais cela n’est qu’une étape du parcours de Bérénice.
TG : Titus, interprété par François Célérier, renverse les chaises et en fait une sorte de barricade entre Bérénice et lui, pour éviter de lui parler. Comment interpréter ce choix scénique ?
GZ : Non, ce n’est pas la barricade que je voulais faire voir, mais plutôt la recherche de l’espace protecteur, de l’espace clos. Titus est en pleine crise ; accepter le fauteuil de PDG et chasser Bérénice ou partir avec elle et « lâcher » le monde construit par sa famille. Il manque de courage, il aimerait tant que son père soit encore en vie pour pouvoir conjuguer ses aspirations à la liberté, à la paix et à une forme de confort que lui assure son ascendance. La situation et Bérénice l’obligent au choix ; en somme, il doit devenir un homme responsable et c’est cela qui le jette dans un désarroi très profond. Titus est un personnage désarmant et désarmé. Bérénice garantissait pour lui l’ordre du monde, avant que son père ne meure. Sa solitude l’effraie et l’espace restreint qu’il se construit vise à conjurer de façon fantasmatique ses frayeurs.
TG : Pendant que Bérénice essaie de persuader Titus de l’aimer malgré l’hostilité des Romains à un mariage avec une étrangère, les autres comédiens sont visibles à travers les murs diaphanes et scandent en chœur des dizaines de fois le nom « Rome » à pas cadencés et en frappant leurs bras contre leurs corps. Avez-vous été influencé par certaines marches militaires ? Avez-vous voulu représenter un chœur antique, comme Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes ?
GZ : La pièce de Racine comporte, pour le metteur en scène, une difficulté majeure – non la seule – c’est de ne pas comporter d’action : il l’a voulue ainsi. Le metteur en scène se doit d’inventer un rythme et celui de la tragédie, que demeure Bérénice, est celui d’une tension qui s’exaspère pour parvenir au dénouement qui, comme son nom l’indique, apaise cette tension. J’ai cherché à créer cette tension par le rôle de plus en plus oppressant du chœur, c’est-à-dire de ROMA. D’où le fait qu’absent de scène, mais visible par transparence, le chœur scande des vers qui sont autant de rappel à l’ordre adressés à Titus, une façon d’entrer dans le combat intérieur qui déchire le personnage à la fin de l’acte 4. De même, j’ai voulu que le chœur « encombre » la scène du cinquième acte pour que les trois personnages se heurtent à ces présences de plus en plus contraignantes. Pendant le trio final, ils circulent, téléphonent, veillent et finissent par absorber Titus, enfin condamné à être homme d’affaires : Bérénice sort, Antiochus aussi mais séparés l’un de l’autre. Le chœur, la société a gagné.
TG : Quelle est, en définitive, l’efficacité du registre tragique dans la version modernisée que vous avez choisie ? Le public éprouve-t-il autant de terreur et de pitié à voir une interprétation plus proche de son époque et de son cadre de vie ?
GZ : Quelle terreur et quelle pitié éprouverait-il, ce spectateur contemporain, pour un empereur romain et une reine de Palestine ? Pas plus que le spectateur du XVIIe siècle d’ailleurs. En revanche que l’actualisation – et non la modernisation – du propos atteigne le but tragique par excellence me semble assez évident. Comment ne pas être terrifié face à cette victoire du chœur que je viens d’évoquer, comment ne pas avoir pitié de ces trois êtres qui luttent avec plus ou moins de pugnacité pour rester purs c’est-à-dire fidèles à ce qui a été l’âme de leur combat, le sens de leur vie. Nous sommes tous un jour ou l’autre confrontés à ce type de lutte.
TG : Au total, vous avez représenté ce spectacle dans plusieurs villes de France et vous avez filmé une de ces représentations. Envisagez-vous de la rejouer, notamment devant un public scolaire, comme en mars 2016 à Épinal, qui serait séduit lui aussi par la modernité de votre spectacle ?
GZ : Le spectacle que nous avons tourné depuis deux ans, après avoir été élaboré pendant une année entière, ne demande qu’à s’exporter encore. Si des associations, si des enseignants souhaitaient le produire dans leur ville, ils peuvent me contacter (0683329011,georges.zaragoza@wanadoo.fr) ; je précise que lors de toutes nos représentations, nous les avons doublées d’ateliers en milieu scolaire permettant de mieux comprendre nos partis-pris et de mieux appréhender ce qu’est le passage du texte aux « planches ».
TG : Pour clore notre entretien, quels conseils donneriez-vous à des professeurs, à des élèves et à des troupes d’amateurs désireux de représenter des versions actualisées de pièces classiques ? Est-ce un pari risqué ?
GZ : Un conseil de prudence et de discernement. Le travail du professeur de lettres est un travail littéraire, celui du metteur en scène est un travail théâtral : on ne peut les confondre, et ils sont indispensables tous deux. Un professeur de lettres n’a pas forcément les outils pour lui permettre d’aborder la mise en scène ; mais l’actualisation du propos théâtral est indispensable : le théâtre est toujours vivant et refuse le musée. Ce n’est donc pas un pari risqué mais un choix de survie.
Pour en savoir plus sur les Compagnons d’Eleusis, vous pouvez consulter le site de l’association :
http://lescompagnonsdeleusis88.e-monsite.com/
Pour voir l’affiche du spectacle : https://www.multipassplus.eu/actualites/berenice-par-les-compagnons-deleusis-les-1er-et-2-mars-au-theatre-depinal
Pour une exploitation pédagogique de cette interview :
Après avoir lu cette interview de Georges Zaragoza, répondez à ces questions en justifiant vos réponses par des citations de l’article, de la pièce Bérénice et par votre culture personnelle.
1) Que signifie « actualiser » une pièce de théâtre ?
2) Quels détails de la mise en scène (décor, personnages, accessoires, symboles…) évoquent la Rome antique ?
3) Quel est l’intérêt d’avoir des murs diaphanes et de faire dialoguer les personnages avec des téléphones portables ?
4) Quels extraits musicaux exploiteriez-vous pour actualiser la tragédie Bérénice ?
5) Comment mettriez-vous en scène la puissance romaine pour l’actualiser ?
6) Faites le portrait physique, moral et social de Bérénice, telle que l’a imaginée Georges Zaragoza.
7) Expliquez ce jugement du metteur en scène : « le théâtre est toujours vivant et refuse le musée. »
Thierry Grandjean, Lycée Jean Lurçat, Bruyères