Atelier Florence Dupont : « la tragédie attique, un concours musical de larmes »

Le 25 février dernier s’est déroulée la 8ème journée académique des Langues anciennes. Le CDN du théâtre de la Manufacture était un lieu fort approprié pour développer le thème choisi cette année, «Les théâtres antiques comme performances spectaculaires». Chaque intervenant a proposé un exposé général sur un sujet qui lui était spécifique puis un atelier d’approfondissement et d’application concrète de son propos.

    Le thème développé par Florence Dupont était «la tragédie attique, un concours musical de larmes». Elle a notamment évoqué lors de  son exposé les enjeux sociaux de la tragédie et expliqué  que le public de l’époque venait au théâtre pour «bien pleurer»[1]. Afin d’étudier ce processus dramaturgique, l’analyse du kommos, moment du rituel tragique où l’émotion est à son point culminant, est particulièrement intéressante à effectuer car c’est là que, au son déchirant de l’aulos, le chœur intervient et entonne un chant de deuil qui émeut le public. C’est la raison pour laquelle Florence Dupont avait décidé de consacrer son atelier à l’étude du «kommos dans les vers 96 à 218 du Prologue de la Médée d’Euripide».

      Après avoir fait le lien entre le texte choisi et le thème du kommos présenté lors de son exposé général, Florence Dupont a annoncé dans l’introduction de l’atelier un objectif pour le moins surprenant: démontrer que dans ce texte d’Euripide, Médée n’est pas une femme. Comment  cette magicienne qui, lors d’un dilemme – que Corneille ne pouvait que reprendre – est en proie à un combat intérieur opposant l’épouse bafouée à la mère aimante et finit  par vaincre son instinct maternel pour se venger de son époux, pourrait-elle ne pas être une femme? Cette assertion a provoqué la stupeur de certaines personnes de l’assistance mais aussi un plaisir non dissimulé chez les anciens étudiants de celle qui fut quelques années professeur à l’université de Nancy,  ravis de retrouver la méthode volontairement non conventionnelle de l’anthropologue.

    Nous entrons alors dans le vif du sujet et suivons sa démonstration. En s’appuyant très précisément sur le texte d’Euripide, qu’elle traduit elle-même, Florence Dupont commence par montrer comment, bien que nous n’ayons pas accès à la musique de la pièce, on peut savoir grâce aux indices textuels où se situe le chant de deuil qui était accompagné par l’aulos. Pour cela, elle s’appuie notamment sur les onomatopées qui sont autant de cris de douleur chantés par Médée dès le vers 96. Ces cris deviennent plus déchirants lors de l’intervention suivante du personnage : cette gradation  lexicale permet d’imaginer que la musique marquait l’exaspération de la douleur par une musique plus stridente.

    La suite de  l’observation du Prologue montre que la Nourrice commence à utiliser les mêmes onomatopées que Médée  dans un chant de douleur qui attire le chœur des Corinthiennes : cela annonce et justifie l’entrée du chœur. Kommos et parodos vont alors de pair, ce qui est très original et propre à cette pièce d’Euripide. Le début du chant est d’abord non strophique. Puis, une première strophe est partagée entre le chœur et les deux personnages, suivie d’une antistrophe et d’une épode marquées par le silence de Médée, qui ne reprend la parole qu’après la fin du kommos.

     Après ces indices textuels, Florence Dupont explique comment visuellement, la mise en scène du spectacle est conditionnée par le rituel du deuil. En effet, que viennent faire les Corinthiennes attirées par les cris de Médée? Bien que celle-ci soit une étrangère, elles arrivent en nombre pour lui témoigner de l’empathie, comme si l’héroïne était des leurs. L’espace est dès lors symboliquement divisé en trois: le chœur est situé à l’extérieur, Médée à l’intérieur de sa maison (dans la skénê), tandis que la Nourrice sert d’intermédiaire entre les deux. Le but du chœur mais aussi du rituel de deuil est  de pleurer avec Médée afin de  la faire sortir de sa maison et d’unifier l’espace de jeu car le kommos a une fonction sociale. En effet, il faut que Médée rejoigne les autres, entende donc accepte le chant de consolation qui lui est adressé en y répondant et en rejoignant l’espace du chœur car c’est seulement ainsi que le personnage endeuillé peut rejoindre la norme, se réinsérer dans la société.

    Or, dans ce texte d’Euripide, le chant de deuil n’a pas de fonction consolatrice. Médée finit bien par sortir mais n’est en aucun cas consolée, comme le montre son silence pendant l’antistrophe et l’épode. D’un point de vue dramaturgique, il ne peut d’ailleurs pas en être autrement car ici, le kommos est situé au début de la pièce et l’action tragique ne pourrait s’accomplir si  Médée était déjà consolée de la perte de Jason.  Aussi, les paroles s’avèrent-elles moins opérantes que le chant : la musique déchirante des voix et de l’aulos est bien celle du deuil mais le kommos vient ici plus des mélodies que des paroles. Florence Dupont parle dans ce cas de «fiction musicale» et le défi du dramaturge consiste alors à inventer une musique spécifique pour Médée dont le chant est différent.

    Une question subsiste néanmoins: si le chant de consolation n’est pas efficace, pourquoi Médée sort-elle? En effet, si elle n’est pas touchée par les paroles de réconfort du chœur ou de la Nourrice, pourquoi ne reste-t-elle pas chez elle comme au début du texte? C’est là que se pose la fameuse question de sa féminité. Inconsolable, Médée se trouve dans une situation sans issue où elle n’a plus qu’à mourir. Au lieu de cela, elle sort de sa maison et s’adresse aux Corinthiennes avec un langage très maîtrisé et rationnel : «C’est pour vous, femmes de Corinthe, que je suis sortie. /Je ne veux pas que vous, les épouses de cette ville, me jugiez mal»… Les propos du personnage sont parlés et non plus chantés, le kommos est terminé. Bien plus, les paroles de Médée ressemblent à un discours politique traditionnel, si ce n’est qu’il s’adresse à des femmes. C’est fort étonnant car le langage de l’héroïne est ici emprunté au monde des hommes. En effet, en Grèce, les femmes doivent rester généralement dans le gynécée : elles ne peuvent en aucun cas être destinataires de propos politiques et encore moins en tenir. Pourquoi Médée parle-t-elle d’une manière aussi étrange? Comment interpréter cet écart dans le langage dramatique?

     Florence Dupont explique le changement de ton et de langage du personnage de la manière suivante : de son point de vue, ce n’est pas Médée qui est sortie de la maison car, son deuil étant allé jusqu’au bout, elle n’existe plus en tant que femme. C’est donc une autre Médée qui rejoint le chœur, un personnage composite, fabriqué par la parole politique et qui pourra se venger. Or, les femmes ne se vengent pas elles-mêmes car la vengeance est une affaire d’honneur, qui concerne le hommes. Florence Dupont en conclut que dans ce Prologue, Médée subit une métamorphose qui lui permet de se venger et quitte de ce fait son statut de femme.

    Ainsi, il semble que la tragédie elle-même façonne ici un nouveau personnage, mixte, à la fois féminin et masculin, prêt à accomplir son destin. Florence Dupont finit sa démonstration en rappelant qu’en Grèce, on ne peut être une femme (au sens de gynè) qu’en étant mariée et en ayant des enfants. Médée perd donc sa féminité en perdant son mari. Si l’on suit cette définition de la femme, il apparaît en fin de compte que d’autres héroïnes tragiques comme Antigone ne sont  ni des hommes, bien qu’elles aient un discours politique, ni des femmes au sens strict, puisqu’elles n’ont ni mari ni enfants.

    L’auditoire est ressorti de l’atelier convaincu : le gageure annoncée en introduction a été  relevée avec brio grâce à une étude lexicologique et dramaturgique du texte combinée à une approche anthropologique. Florence Dupont nous a en fin de compte incités à reproduire cette approche multiple en classe pour que le théâtre antique soit présenté aux élèves de manière plus vivante et plus authentique. Qu’elle en soit remerciée.

[1]    Pour accéder aux détails de l’exposé de de Florence Dupont ainsi qu’aux documents supports de toutes les interventions de la journée, utilisez ce lien :  http://sites.ac-nancy-metz.fr/langues-anciennes/Menu.htm

Madame Collignon, Collège Bichat – LUNEVILLE

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