Cet article a été écrit à propos d’un spectacle mêlant théâtre, danse contemporaine et musique auquel j’ai participé en proposant et en traduisant des extraits des Héroïdes d’Ovide. Il a déjà été publié dans la revue du CCAM (Centre culturel André Malraux à Vandoeuvre) et était destiné aux spectateurs. Il s’agit d’une réflexion sur l’exercice de traduction qui vaut pour d’autres textes grecs ou latins et particulièrement pour les textes destinés à être joués. Il suffit de comparer les différentes traductions des tragédies de Sénèque pour s’en rendre compte. Il y a les traductions littérales, les traductions poétiques, les belles infidèles et les traductions destinées à l’exercice du plateau.
Traduire, réécrire…
C’était la commande : je cherchais une parole de femme mais pas une parole intérieure, pas un journal intime, je cherchais une parole « adressée »… une femme parle de son amour à celui qu’elle aime, pour le conquérir, pour le garder ou pour lui dire adieu… L’aveu de Phèdre à Hippolyte dans la tragédie de Racine était mon point de départ imaginaire Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée… un aveu au bord du gouffre, presque involontaire, un glissement insensible du désir interrompu par la réaction horrifiée d’Hippolyte. Au même moment, je traduisais avec les élèves latinistes de terminale des extraits de L’Art d’aimer d’Ovide. Cette œuvre qui a causé beaucoup de soucis à son auteur en même temps qu’elle lui a donné le succès est un traité d’une grande originalité puisqu’il s’agit de nous « apprendre à aimer » : rencontrer, séduire, faire durer une passion… Les deux premiers Livres sont adressés aux hommes et leur donnent des conseils spécifiques. Devant le succès de ces deux livres et à la demande de ses amies, il entreprend de rédiger un troisième livre adressé aux femmes. Je travaillais sur ce texte plein d’humour et non dénué de profondeur quand je tombe sur cette phrase dans le préambule du Livre III : Femina nec flammas, nec saevos discutit arcus ; Parcius haec video tela nocere viris / La femme ne sait pas écarter les feux et les flèches cruelles de l’Amour ; je constate que ces traits sont moins redoutables aux hommes.
Il illustre sa pensée en évoquant des figures mythologiques, des amantes malheureuses telles que Médée, Ariane ou encore Didon. Ovide vivait à la cour d’Auguste, il ne devait pas manquer d’exemples concrets, il pouvait d’ailleurs les trouver dans sa propre vie amoureuse qui, semble-t-il, fut assez agitée mais, soit par prudence, soit parce que ces figures parlaient davantage à ses contemporains, il revient à ce qu’il connaît le mieux et à ce qui demeurera sa principale source d’inspiration tout au long de sa vie : la mythologie. Cette phrase résonnait étrangement dans mon esprit « La femme ne sait pas écarter les feux et les flèches cruelles de l’amour… ». La femme vit-elle l’amour différemment ? Est-elle réellement moins armée que l’homme pour survivre à une passion ? J’étais troublée que cette pensée ait été formulée par un homme, par un romain de l’époque augustéenne… En réalité, Ovide était déjà allé très loin dans l’exploration de l’âme « féminine » puisque son premier recueil, Les Héroïdes, était constitué de lettres de femmes adressées à l’homme aimé. J’avais traduit autrefois un extrait de la lettre d’Ariane à Thésée après qu’il l’eut abandonnée sur le rivage de Naxos. L’originalité de cette démarche créatrice m’avait intriguée. Je trouvais assez saisissant qu’un poète choisisse dans sa première œuvre de s’exprimer à travers une voix féminine. En réalité, Ovide allait bien au-delà puisqu’il s’appropriait et réinventait la voix de toutes ces héroïnes mythologiques dans plus de quinze lettres. Il entrait dans la peau de ces femmes éperdues de désir ou de chagrin et leur donnait chair en se nourrissant de son érudition même. Il n’avait créé aucun de ces personnages puisqu’ils appartenaient aux œuvres les plus célèbres de l’Antiquité grecque et latine, mais, dans les épopées ou les tragédies dont il s ‘inspirait les femmes n’étaient jamais les personnages principaux. En somme, Ovide écrivait dans les « creux » laissés par ses prédécesseurs, il donnait enfin une voix à celles qui n’en avaient pas, il donnait la parole à celles qui en avaient été privées. Dans sa lettre, Pénélope, l’inconnue dont on célèbre la vertu, peut enfin dire à Ulysse ce qu’elle a vécu et éprouvé pendant cette longue absence, une vie vouée à l’attente infinie, à la solitude :
Non ego deserto jacuissem frigida lecto
Non quererer tardos ire relicta dies
Nec mihi quaerenti spatiosam fallere noctem
Lassaret viduas pendula tela manus
Moi, je n’aurais pas couché, glacée, dans un lit désert, je n’aurais pas attendu, plaintive et abandonnée, que passent les lents jours, je n’aurais pas cherché à tromper mes nuits interminables en tissant inlassablement une toile inachevée de mes mains de veuve.
J’avais trouvé une parole de femme « adressée » mais il fallait choisir parmi les nombreuses lettres. La lettre de Pénélope s’est donc imposée d’emblée, puis celle de Phèdre, et enfin, celle de Didon. Dans sa lettre à Hippolyte, Phèdre dit l’intensité de son désir et raconte la naissance de son amour à celui qui ne peut l’interrompre et la repousser avec horreur : Perlege, quodcumque est. Quid epistula lecta nocebit ? Didon évoque les sacrifices qu’elle a faits pour Enée, ses rêves broyés, son amour plus fort que sa colère : Quod crimen dicis praeter amasse meum ?
J’ai eu quelques difficultés à trouver l’œuvre qui n’existait que dans une édition de 1928 des Belles Lettres. Au début, je voulais simplement choisir les extraits et reprendre la traduction de Marcel Prévost qui mais j’ai très vite senti qu’il fallait me l’approprier autrement : je devais traduire le texte latin pour sentir précisément ce qui me parlait et retrouver une certaine fluidité quand j’effectuais des coupes. Les lettres sont très longues et pleines de références évidentes pour un lecteur de l’époque augustéenne. Il fallait donc faire un véritable travail d’adaptation, de « réécriture ». Dans les passages que j’ai conservés, ma traduction est assez littérale ; elle respecte la structure de la phrase latine et n’ajoute aucune image, aucun procédé. J’ai effectué des coupes plus ou moins longues à mesure que je progressais dans la traduction (d’une simple phrase à une ou deux pages) et à la fin de chaque lettre j’ai fait quelques retouches pour garder la cohérence de l’ensemble.
Il ne s’agissait pas à proprement parler de réécriture, à moins qu’on ne considère le travail de traduction comme une sorte de « recréation ». Je sentais par ailleurs le besoin de revenir à une langue plus poétique, disons plus « musicale » : Ovide écrit en vers mais, dans l’exercice de traduction, il faut en quelque sorte faire un choix, nécessairement frustrant, entre le « sens » et le « son ». J’avais spontanément choisi le « sens » mais je ressentais le besoin de revenir au « son ». Ce besoin explique que j’ai inséré dans le « tissu » de ma traduction de courts poèmes en vers libres qui traduisent la voix intérieure du personnage, son intimité, son ressassement, sa rêverie, son cri retenu, ses regrets inavouables, la petite musique de l’être…
Je suis la voix de celles qui attendent
Je suis la voix de celles qui étouffent leurs cris dans l’étoffe froissée d’un vêtement sans odeur
Je suis la voix qui dit les parfums évanouis, les chambres vides, les lits défaits
Continuellement les fantômes d’amour murmurent à l’oreille des veuves des mots qu’elles sont seules à entendre
Je suis leur voix
(Chanson de Pénélope, insérée dans la lettre à Ulysse)
J’ai donc choisi les lettres, j’en ai fait une sorte de triptyque qui dit l’absence, le désir, le désespoir. De ces lettres, j’ai extrait les phrases qui me touchaient ou faisaient naître des images. J’ai livré cette matière, ce « collage », au metteur en scène. La comédienne a commencé à apprendre le texte et à répéter avec le danseur. La chorégraphie est née du texte dit à voix haute, du mouvement des corps disant le texte. Quand ce travail a été assez abouti, les deux musiciens ont improvisé la musique en les regardant jouer. Un spectacle n’est jamais qu’un emboîtement de « traductions », l’étirement à l’infini des imaginaires successifs. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme.
Florence Marchand, Lycée Majorelle – TOUL