Colorado de Kemplich : 3. Description
Le Colorado de Kemplich est une ancienne carrière ouverte dans les faciès du Keuper Moyen correspondant à une partie du Trias supérieur, à savoir le sommet de l'étage Carnien et la totalité de celui du Norien (fig.3). L'exploitation a dégagé une longue, sinueuse et profonde gorge rouge qui n'est pas sans rappeler, à une échelle différente, par sa couleur et sa sinuosité, un célèbre canyon américain. Le site d'exploitation qui est abandonné, est en grande partie recolonisé par la végétation (fig.2).
Fig. 2 : Vue de la partie terminale nord-ouest du canyon (fermeture) montrant les deux formations des Marnes irisées supérieures, avec les Argiles de Chanville rougeâtres et les Argiles bariolées dolomitiques grises. La photo est prise d'un palier de la carrière : remarquez la profondeur significative du canyon aux cimes des arbres colonisant le fond et qui n'arrivent pas à la hauteur des lèvres de la tranchée.
La tranchée ouverte, jusqu'à une trentaine de mètres de front de taille, dans la formation des Marnes irisées supérieures du Keuper Moyen met à l'affleurement les Argiles de Chanville (d'âge fini-Carnien) de couleur rougeâtre lie-de-vin et les Argiles bariolées dolomitiques grises (d'âge Norien) qui les surmontent (fig.2 et fig.3). Avec celle observable le long de la RN 57 près de Charmes (voir fiche Florémont), il s'agit d'une des plus belles coupes dans le Keuper moyen (1). Le site de Kemplich est néanmoins le seul à présenter, sur une telle épaisseur, la succession complète des Marnes irisées supérieures dans l'est du Bassin parisien (3). Ces mêmes faciès ou leurs équivalents latéraux peuvent être retrouvés jusque dans le Bade-Württemberg en Allemagne (4).
Fig. 3 : Place des Marnes irisées supérieures dans la colonne stratigraphique (M.a. = millions d'années - © BRGM - modifié)
La série affleurante comprend la totalité des Argiles de Chanville (une vingtaine de mètres) qui repose sur le banc d'anhydrite qui était exploité dans la carrière voisine de Helling à Veckring (cf. fiche correspondante). Comme à Klang (cf. fiche éponyme), on distingue une partie inférieure surtout argileuse et une partie supérieure caractérisée par l'abondance des bancs à gypse. C'est ce minéral qui était recherché et exploité autrefois à Kemplich. La carrière étant située sur le périmètre du secteur fortifié du Hackenberg (ouvrage du Mont du Coucou - fig.1), la construction de la ligne Maginot dans les années 1930 a scellé définitivement le sort des activités minières sur la commune.
Le passage aux Argiles bariolées dolomitiques au-dessus des Argiles de Chanville n'est visible que près de la fermeture du canyon (extrémité nord-ouest). La transition est marquée par le net changement de couleur de la roche. Les Argiles bariolées s'exposent sur une dizaine à une quinzaine de mètres d'épaisseur. De par leur position en haut de la falaise, les couches de cette formation sont difficiles d'accès. Elles comportent normalement une série de bancs dolomitiques indurés (roche à cassure conchoïdale) qui apparaissent dès la base de la formation.
Une discontinuité importante (fig.4 et fig.5) correspondant à une surface d'érosion (6) a été reconnue par S. Bourquin et M. Durand (1) dans la partie supérieure de la coupe. Il s'agit de la Discontinuité éocimmérienne majeure équivalente de la Altkimmerische Hauptdiskordanz décrite en Allemagne (7) et déjà mise en évidence plus au sud, dans le département des Vosges à Florémont près de Charmes (voir fiche Florémont), à Crainvilliers près de Contrexéville (1) et également dans le Bassin parisien (8). Cette surface d'érosion ondulante qui a valeur de discordance angulaire est soulignée à Kemplich par la présence d'un niveau centimétrique de gypse rougeâtre (gypse secondaire coloré). La discontinuité peut être retrouvée aisément à l'aide du repère donné par un banc de gypse remarquable par son épaisseur et situé dans la partie inférieure des Argiles bariolées dolomitiques (fig.5). Ce banc de gypse pluridécimétrique est vraisemblablement l'équivalent stratigraphique de la formation du Gypse de Heldburg des auteurs allemands que l'on trouve dans le Keuper du Bassin germanique plus à l'est (1)(4). Selon qu'il a été érodé ou préservé, ce niveau sulfaté repère a totalement disparu ou apparaît en relief à l'affleurement (fig.4).
Fig.4 : Les Marnes irisées supérieures du Keuper moyen à l'affleurement et repérage de la discontinuité éo-cimmérienne (d'après Bourquin et Durand, 2007)
Fig.5 : Gros plan sur la surface d'érosion marquée par un niveau de gypse secondaire coloré correspondant à la Discontinuité éocimmérienne majeure au sein des Argiles bariolées dolomitiques
D'autres structures sédimentaires particulières sont à signaler dans la carrière de Kemplich : il s'agit de deux anciens remplissages de dolines fossiles (fig.6) qui peuvent être observés peu après l'entrée dans la gorge, à l'extrémité sud-est du canyon.
Elles jalonnent la discontinuité et correspondent à des entonnoirs apparus consécutivement à la dissolution des évaporites présentes dans les séries sous-jacentes. Après le dépôt des Argiles de Chanville de couleur à dominante rouge (milieu oxydant), le milieu change brutalement de niveau d'oxydation et la couleur des Argiles bariolées dolomitiques est maintenant à dominante grise (milieu réducteur). Des eaux plus réductrices, plus riches en CO2 dissous, ont donc pu altérer et dissoudre les carbonates ou les sulfates déposés précédemment (fig.6) en formant des sortes de "fontis" naturels. Les niveaux argileux gris de la formation sus-jacente ont ensuite été piégés dans ces cavités et les ont colmatées.
Fig. 6 : Discontinuités d'émersion sous la forme de dolines fossiles dans les Argiles de Chanville. Les dolines sont comblées par les Argiles bariolées dolomitiques de couleur grise (d'après Bourquin et Durand, 2007).
L'origine du gypse des Argiles de Chanville est évoquée dans la fiche sur la carrière de Klang, ouverte dans les mêmes niveaux, à laquelle on pourra se référer. Le gypse est une évaporite (2) qui ne précipite que dans certaines conditions physico-chimiques restreintes (cf. annexes scientifiques - "les roches salines"). La présence de quantités importantes de gypse montre que les strictes conditions nécessaires à sa formation, c'est-à-dire une fourchette de densité des saumures comprises entre 1,05 et 1,20, ont perduré pendant de longues périodes et se sont répétées.
Le sel gemme, un peu plus soluble que le gypse, est absent dans le Keuper Moyen sur les sites mosellans. Un apport régulier d'eau douce continentale est donc nécessaire afin de contrôler la salinité et empêcher ainsi le dépôt de halite (NaCl). Le sel gemme commence à précipiter lorsque la densité de la saumure dépasse 1,22. Il faut aussi réapprovisionner le milieu en ions Ca2+ et SO42-, en même temps qu'il faut une évaporation suffisante pour passer le seuil de solubilité du gypse ... des conditions très contraignantes ... et répéter le phénomène un grand nombre de fois ... Ces conditions se rencontrent actuellement dans des zones côtières supratidales (sebkhas d'Egypte ou d'Algérie par exemple) ou au niveau de mers intérieures ou de grands lacs salés (playas de Tuz Golu en Anatolie ou du Grand Lac Salé de l'Utah américain par exemple) soumis à une forte évaporation, sous climat chaud et aride.
Le dépôt et la précipitation des sédiments qui ont donné naissance aux Argiles de Chanville se sont faits dans des milieux comparables en bordure de la Pangée boréale (Laurasia) et du domaine océanique de la Téthys ouvert plus au sud. La proximité de cônes alluviaux dont sont issus les Grès de Chaunoy, contemporains des Argiles de Chanville, affleurant au sud-est de Paris, indique qu'au Keuper moyen, le Pays de la Canner et l'est du Bassin parisien se trouvaient plutôt en domaine continental, au centre d'une playa, où, entre deux dépôts évaporitiques, s'accumulent des boues argileuses issues de l'altération des reliefs hercyniens avoisinants, Massifs central et armoricain (5). L'absence de sel gemme, la possible présence de structures karstiques (fig.6) plaident en faveur d'un milieu qui s'est au moins temporairement exondé et isolé du domaine océanique.
Les dolomies qui caractérisent la base des Argiles bariolées dolomitiques résulteraient d'une sédimentation continentale à l'intérieur d'un vaste lac d'eau relativement peu salée qui s'étendait du nord de l'Allemagne à l'est du Bassin parisien (5). Une incursion marine est vraisemblablement à l'origine des dépôts évaporitiques de gypse (Gypse de Heldburg) observée dans la partie inférieure de la formation. La discontinuité qui interrompt cette sédimentation marque le début du Norien. Elle se manifeste par une surface d'érosion qui affecte tous les terrains triasiques plus récents de l'est du Bassin parisien (et même au-delà dans toute l'Europe). Si au nord de la Lorraine, le ravinement atteint les Argiles de Chanville, plus au sud, dans les Vosges à Crainvilliers près de Contrexéville, l'érosion rabote les terrains jusqu'à la formation des Grès à roseaux (5) (fig.3).
L'origine de la Discontinuité éocimmérienne, est à mettre en relation avec les premiers signes de fermeture de la partie septentrionale de la Téthys (= la Paléotéthys), conséquence de l'ouverture océanique de son extrémité occidentale (= la Néotéthys) : des blocs cimmériens (= Turquie, Iran, Afghanistan, Tibet) détachés de la partie "africaine" de la Pangée, migrent vers le nord en direction du sud de la partie eurasienne de la Pangée (fig.7), avec laquelle ils entreront en collision durant la transition Trias-Jurassique (= orogenèse cimmérienne). Dans ce contexte géodynamique, des mouvements de soulèvement touchent l'Europe, conduisant à l'exondation des bassins sédimentaires (Bassin parisien, Bassin germanique...).
Fig.7: Paléogéographie et contexte tectonique en Europe au début du Norien
Dans une synthèse récente sur la géologie du Bassin parisien (5), M. Durand donne une description du contexte paléoenvironnemental de la fin du Keuper moyen : à l'issue de cette phase tectonique active, la région orientale du Bassin parisien est à nouveau occupée par un lac temporaire, siège d'une sédimentation rythmique sous la forme d'une succession de bancs à base argileuse et sommet dolomitique (= "châlains" de la partie supérieure des Argiles bariolées dolomitiques); rythmicité peut-être en lien avec des oscillations climatiques (épisodes plus humides à dominante argileuse à plus secs à dominante carbonatée), dues aux variations périodiques (20 000 ans) des paramètres orbitaux de la Terre et correspondant aux cycles de Milankovitch. L'absence d'éléments de datation (fossiles stratigraphiques) et les lacunes de sédimentation dans cette partie des Marnes irisées supérieures ne permettent pas de valider complètement cette hypothèse.
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Les auteurs tiennent particulièrement à remercier Sylvie BOURQUIN et Marc DURAND pour leurs avis d'experts et leur aide précieuse apportés dans la réalisation de cette fiche.
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À consulter également les fiches :
- Helling-Veckring (57) et Klang (57) pour des sites de proximité présentant d'autres affleurements du Keuper moyen;
- Florémont (88) pour une équivalence latérale des faciès plus au sud en Lorraine;
- Wouswiller (57) et Bergheim (68) pour d'autres formations du Keuper.
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Bibliographie et sitographie
(1) BOURQUIN S. et DURAND M. (2007) - International Field Workshop on ‘The Triassic of eastern France’ - Livret d'excursion - Mémoires Géosciences Rennes, hors-série n°5, 80 pages.
(2) PAUTROT C. (2006) - Les évaporites du Keuper in Lexa-Chomard A. et Pautrot C. - Géologie et géographie de la Lorraine. éd. Serpenoise.
(3) DURAND M. (2014) - Le Keuper de l'est du Bassin Parisien in Gély J.-P. et Hanot F. (dir.) - Le Bassin parisien, un nouveau regard sur la géologie.Bull. Inf. Géol. Bass. Paris, Mémoire hors-série n°9, p.148.
(4) ETZOLD A. et FRANZ M. (2006) : Ein Referenzprofil des Keupers im Kraichgau-zusammengesetzt aus mehreren Kernbohrungen auf Blatt 6718 Wiesloch (Baden-Württemberg). Landesamt für Geologie, Rohstoffe und Bergbau, Regierungspräsidium Freiburg, Informationnen 17, 26-75.
(5) DURAND Marc (2014) - Le Trias de l'est du Bassin parisien in Gély J.-P. et Hanot F. (dir.) - Le Bassin parisien, un nouveau regard sur la géologie. Bull. Inf. Géol. Bass. Paris, Mémoire hors-série n°, p.50-57.
(6) HAMON Youri (2004) - Morphologie, évolution latérale et signification géodynamique des discontinuités sédimentaires - Exemple du Lias de la marge Ouest du bassin du Sud-Est (France). Thèse de Doctorat de l'Université de Montpellier II, 296 pages.
https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/48230/filename/tel-00009709.pdf
(7) BARNASCH Jens (2010) - Der Keuper im Westteil des Zentraleuropäischen Beckens (Deutschland, Niederlande, England, Dänemark): diskontinuierliche Sedimentation, Litho-, Zyklo- und Sequenzstratigraphie. SDGG, Schriftenreihe der Deutschen Gesellschaft für Geowissenschaften Heft 71 (2010), p. 7 - 169.
(8) BOURQUIN S., ROBIN C., GUILLOCHEAU F. and GAULIER J.-M. (2002) – Three-dimensional accommodation analysis of the Keuper of the Paris Basin : discrimination between tectonics, eustasy, and sediment supply in the stratigraphic record. Marine and Petroleum Geology, 19, pp. 469-498.