La flexibilité d’une évaluation : une réponse à la prise en compte de la diversité des élèves ?

Puisque la différenciation pédagogique est une manière de penser l’enseignement dans la logique d’une prise en compte de la diversité des élèves, il va de soi que l’évaluation devrait aussi se décliner en termes de différenciation. Contrairement à ce que l’on entend souvent, elle n’est pas un nivellement par le bas mais un moyen de prendre en compte les caractéristiques individuelles des élèves et leurs besoins particuliers, dans un souci d’équité. Elle profite à tous les élèves, qu’ils soient doués ou en difficulté. L’évaluation différenciée se décline à plusieurs niveaux. Ce témoignage apporte le constat que le premier niveau de différenciation qu’est la flexibilité développe des outils cognitifs permettant de mettre en œuvre des mécanismes fondamentaux pour l’apprentissage.

La différenciation pédagogique

“Tout le monde est un génie. Mais si vous jugez un poisson par sa capacité à grimper aux arbres, il passera sa vie entière persuadé qu’il est totalement stupide.”  

Albert Einstein

ARTICLE

Même si dans leur pratique les enseignants l’expérimentent de façon Même spontanée et intuitive, la différenciation pédagogique est prescrite à maintes reprises dans le référentiel des compétences des métiers du professorat et de l’éducation (BO nº 30 du 25 juillet 2013). Le but est sans doute de la rendre plus explicite et surtout plus planifiée, soutenue par l’intention d’enseigner en fonction des rythmes de chacun et d’adapter les apprentissages aux élèves ayant des besoins éducatifs particuliers. Toujours au regard de ce référentiel de compétences, l’évaluation s’inscrit dans une logique de repérage de progrès et d’acquisition des élèves, mais aussi de leurs besoins, dans la perspective d’optimiser les conditions de leur projet de formation et d’orientation.

2Puisque la différenciation pédagogique est avant tout une manière de penser l’enseignement et l’apprentissage pour exploiter les différences et en tirer profit, il va de soi que l’évaluation devrait aussi se décliner en termes de différenciation, avec une prise en compte des caractéristiques individuelles des élèves, afin d’éviter l’accroissement des différences, dans un souci d’équité.

3Bien avant de connaître le concept d’évaluation différenciée, je la pratiquais de façon tout à fait empirique et intuitive, dans le but de faire réussir chacun plutôt que de pointer des manques et des fautes. Une telle conception de l’évaluation entraine irrémédiablement certains élèves dans la spirale de l’échec dont la conséquence malheureuse, on le sait, est la perte de l’estime de soi, la démotivation, le recours à la fatalité et donc, le renoncement à apprendre.

4Dans un premier temps, je présenterai les différentes portes d’entrée de l’évaluation différenciée puis ses trois niveaux que préconise le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec et les illustrerai d’exemples concrets, facilement réalisables dans toutes les classes.

5Ensuite, je partagerai le fruit de mon expérience d’un niveau d’évaluation différenciée lorsque j’enseignais en classe de CP/CE1.

6Puis, j’analyserai ce que ce type d’évaluation développe chez les élèves à la fois sur les plans cognitif et conatif, ce qui débouchera sur les conséquences pédagogiques qui en découlent.

La différenciation de l’évaluation

Les quatre dispositifs ou portes d’entrée de l’évaluation différenciée

7L’évaluation différenciée est un moyen pour l’enseignant de prendre en compte la diversité des élèves dans la logique d’une école inclusive. Elle n’est pas à être considérée comme une pratique innovante ou un nouveau courant très tendance qui viendrait se superposer ou s’ajouter à la différenciation pédagogique, toutes deux sont profondément liées.

8En situation d’apprentissage, comme en situation d’évaluation, le cadre de référence en évaluation des apprentissages au secondaire du Québec propose quatre dispositifs ou portes d’entrée de différenciation de l’évaluation :

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  • La différenciation au niveau des contenus, c’est-à-dire ce sur quoi la tâche va porter ;
  • La différenciation des productions que vont fournir les élèves, leurs résultats ;
  • Les processus où il s’agit d’appréhender comment la tâche va être exécutée ;
  • Les structures, qui portent sur les modalités d’exécution de la tâche.

10Dans chacun de ces dispositifs d’évaluation, nous distinguons trois niveaux de différenciation (voir le tableau en annexe) :

Les trois niveaux de différenciation : flexibilité pédagogique, adaptation et modification

11La flexibilité pédagogique, qui se réfère au premier niveau, est une forme d’évaluation qui s’adresse à tous les élèves d’une classe. Elle se définit comme la souplesse qui permet d’offrir des choix ou plusieurs options à l’ensemble des élèves au moment de l’évaluation. Le niveau des difficultés des tâches à réaliser, les exigences ou les critères d’évaluation des compétences visées ne sont pas modifiés, mais l’enseignant peut prendre en considération les besoins particuliers des élèves, y compris mettre en place des mesures d’enrichissement pour ceux qui sont plus avancés dans la compétence à atteindre. Cette modalité d’évaluation qu’est la flexibilité permet de respecter les rythmes, les styles et les niveaux cognitifs de tous les élèves.

12Par exemple, on peut évaluer la restitution d’une leçon sur le cycle de l’eau en proposant aux élèves de choisir différentes formes de production : réaliser un schéma, une carte mentale, rédiger un texte explicatif, créer un exposé utilisant un support numérique de type diaporama ou une présentation zoomable et interactive (de type Prezi). On peut aussi proposer un enregistrement audio.

13Dans un tout autre registre, l’évaluation différenciée utilisant la flexibilité peut se présenter sous la forme d’un panel de dix exercices d’application parmi lesquels les élèves ne choisiront que les deux qu’ils préfèrent.

14L’adaptation pédagogique est le second niveau d’évaluation différenciée. Elle s’adresse cette fois plus spécifiquement à des élèves à besoins particuliers pour lesquels on a identifié des conditions de réussite. Elle consiste à apporter un changement sur la façon dont se vit l’évaluation. Le niveau des tâches à exécuter n’est ni modifié, ni simplifié.

15L’adaptation peut s’effectuer selon :

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  • une modalité spatiale : dans le cas d’un élève présentant des troubles de l’attention, on peut envisager la passation de l’évaluation près de l’enseignant ou bien dans un lieu calme avec la présence d’un adulte accompagnant ;
  • une modalité temporelle : accorder du temps supplémentaire ou réaliser l’évaluation à un moment plus opportun, relatif aux effets de la prise d’un médicament par exemple ;
  • une modalité matérielle :
    • à un élève qui présente des difficultés de lecture/écriture, on propose un texte rédigé avec une police de caractère spécifique de type Open Dyslexic si cela lui convient, ainsi que des mots colorés et/ou espacés (logiciel LireCouleur. oxt, extension à Open office) pour permettre une lecture plus aisée. On pourra
    • également permettre l’utilisation de la synthèse vocale pour la révision de sa production d’écrit ;
    • à un élève pour qui les troubles visuo-spatiaux empêchent une lecture efficiente, on permettra l’utilisation d’une règle de lecture ou une fenêtre de lecture pour lui éviter de se perdre dans le texte. On présentera l’évaluation sur un support aéré de type A3, en format paysage ;
    • à un élève présentant des troubles praxiques, le découpage préalable d’étiquettes par un pair ou un adulte réduira l’engagement de son attention dans le contrôle de son geste.

17Et enfin, le troisième niveau d’évaluation différenciée qu’est la modification, s’adresse également à des élèves à besoins éducatifs particuliers.

18Elle diffère de la précédente car elle apporte cette fois-ci un changement dans la nature même de l’évaluation. Le niveau de difficulté est donc réellement modifié. Par exemple :

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  • alléger un questionnaire en supprimant des questions,
  • ne pas tenir compte de certains critères d’évaluation,
  • faire des suggestions orientant les réponses,
  • écourter une dictée,
  • lire les consignes de passation ou l’énoncé d’un exercice à l’élève,
  • proposer une dictée de closure (à trous),
  • travailler un texte en amont dans le cadre d’ateliers de soutien pour lever certains obstacles,
  • accompagner l’évaluation par le repérage d’informations saillantes surlignées par l’AESH (Accompagnant d’élèves en situation de handicap)…

20Dans ce niveau d’évaluation différenciée, il est nécessaire que l’élève et ses parents soient informés des conditions de passation et de leurs intentions, de façon à ce qu’ils en comprennent les finalités. À ce propos, les premières réactions des parents sont souvent empruntes d’un grand scepticisme, entrainant même un refus. Ils craignent une stigmatisation de leur enfant, ne voient pas l’intérêt de simplifier le travail, s’interrogent sur le décalage avec les autres élèves et une certaine habileté est nécessaire pour leur prouver à quel point l’évaluation différenciée offre à leur enfant la capacité à disposer d’un objet de mesure, de comparaison par rapport à lui-même et pas seulement par rapport à une norme. Il est utile aussi de leur faire comprendre que les petits pas bienveillants vers la réussite restaurent grandement le goût de l’effort de leur enfant et le conduit davantage aux progrès dans l’acquisition de compétences.

21Le service des ressources éducatives de la Commission scolaire des trois lacs au Québec précise :

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« Lorsque les adaptations mises en place pour l’élève ne lui permettent plus de réussir, des modifications sont à privilégier afin de répondre à ses besoins. Il est important de rappeler que la modification demeure une situation exceptionnelle et que la mise en place d’adaptations doit toujours être privilégiée, car toute modification des attentes par rapport aux exigences du programme au moment de l’évaluation a une incidence sur la réussite de la matière. » (Instruction annuelle 2013-2014) » www.differenciation.org

Témoignage d’une expérience du Premier niveau d’évaluation différenciée : la flexibilité pédagogique

Présentation du dispositif et observation des élèves

23Bien avant de devenir enseignante spécialisée, j’enseignais dans une classe de CP/CE1. Un jour, j’ai eu l’idée de proposer une palette de dix exercices aux élèves de CE1, dans le but d’évaluer leurs capacités à utiliser le présent et le futur de l’indicatif. Un exercice d’application tout à fait classique, dont la consigne était la suivante : « Parmi ces 10 exercices, vous choisissez les deux que vous préférez. Votre travail nous permettra (sous-entendu vous et moi) de vérifier si vous savez utiliser le présent et le futur que vous venez d’apprendre. »

24A priori, l’idée n’est ni exceptionnelle, ni très innovante mais l’expérience vaut le coup d’être vécue. L’observation des élèves est riche d’enseignements sur leurs attitudes et leur fonctionnement.

25Très vite, j’identifie différents comportements :

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  • des enfants déstabilisés par la situation paniquent… opérer un choix est difficile ;
  • d’autres foncent impulsivement sur les deux premiers exercices, sans prise de recul. Ont-ils compris ce que je leur demande ?
  • certains prennent le temps d’explorer l’ensemble du travail avant de sélectionner deux exercices ;
  • un élève se bloque, désemparé. Cette injonction qui nécessite d’opérer un choix lui est insupportable ;
  • d’autres encore hésitent à commencer par le dernier exercice de la liste, parce que ce n’est pas une pratique habituelle. Ils m’interrogent pour s’assurer que c’est bien permis ;
  • quelques-uns s’attachent à ne choisir que les exercices qui « parlent des animaux » ;
  • deux ou trois interrogent leurs voisins pour vérifier leurs choix afin de s’assurer qu’ils ont eu la même idée ;
  • enfin, des élèves s’évertuent à rechercher les deux exercices les plus faciles « parce qu’ils sont moins longs » (Ce qui reste à prouver…) ;
  • à l’inverse, d’autres recherchent « les plus durs » parce que cette pratique entraine pour eux un défi à relever.

Analyse des implications de ce dispositif

27Outre l’observation des comportements de mes élèves, source de précieuses informations menant à l’exercice d’une posture professionnelle réflexive, je m’aperçois que ce niveau d’évaluation dit flexible présente un autre avantage : celui de mettre en exergue le développement d’outils cognitifs indispensables pour mettre en œuvre des mécanismes d’apprentissage.

28Parmi les plus significatifs, citons :

L’exploration

29Choisir deux exercices parmi les dix proposés nécessite la capacité à explorer le support, c’est-à-dire appréhender l’ensemble des éléments par l’observation, le repérage d’indices, l’analyse, l’inférence. Les élèves qui savent explorer un document mobilisent leur attention et adoptent une attitude réflexive. Ils évitent ainsi l’entrée dans l’activité de façon immédiate et impulsive, sans prise de recul.

La comparaison

30Ce niveau d’évaluation développe nécessairement la capacité à comparer les exercices, c’est-à-dire rapprocher des éléments pour identifier leurs différences et leurs similitudes. La comparaison, qui nécessite une démarche d’analyse, est un outil cognitif qui a besoin d’être souvent mobilisé et entrainé à l’école car elle entre en jeu dans tous les apprentissages.

La catégorisation

31Cette activité mentale de premier ordre intervient dans la flexibilité pédagogique car elle nécessite de comparer, d’extraire des critères communs, et de conceptualiser. L’élève qui ne recherche et ne choisit que les exercices dans lesquels figurent des animaux par exemple, mobilise cette capacité à catégoriser.

L’évocation

32L’évocation se réfère à la mémoire et au souvenir. La possibilité de pouvoir choisir des exercices permet aux élèves de rendre présent par la pensée des situations qu’ils ont déjà expérimentées.

L’utilisation de sa (ses) mémoire(s)

33Qu’il choisisse les exercices d’application ou pas, l’élève utilise toujours sa mémoire, c’est-à-dire qu’il va récupérer les informations encodées au cours de l’apprentissage de la notion. Quand l’exercice est choisi, la valeur ajoutée se réfère à la motivation qui améliore de façon significative la restitution des informations. Il est possible aussi que le choix de l’exercice puisse être influencé par un rappel du contexte d’apprentissage (mémoire épisodique) facilitant également la restitution des informations.

L’inférence

34Choisir deux exercices parmi dix nécessite de la part de l’élève une mise en projet et un questionnement, sous tendus par une attitude active mettant en jeu les divers outils cognitifs énoncés précédemment, mais aussi la capacité à tirer des conséquences, déduire, émettre des hypothèses.

Le transfert

35Transférer, c’est utiliser ce que l’on a appris et réinvestir tout en adaptant à une nouvelle situation. Laisser le choix d’exercices d’application peut aider l’élève à s’autoévaluer, à faire des rétroactions et faire émerger ce qu’il a acquis ou pas. « Je préfère l’exercice nº 4 au nº 7 parce que je connais mieux ces verbes-là. » (sous-entendu : j’ai plus de facilité à les conjuguer et les orthographier que ceux de l’exercice nº 7).

36Après cette première expérience, ce niveau d’évaluation qu’est la flexibilité pédagogique est devenue un mode de fonctionnement récurrent et je l’ai généralisée par la suite à d’autres disciplines, notamment en mathématiques et en découverte du monde. Les élèves, déstabilisés par la première expérience, se sont montrés de plus en plus à l’aise, et surtout cette modalité s’est révélée intéressante pour les élèves les plus en difficulté. Les découvertes en neurosciences démontrent qu’on apprend mieux si un défi raisonnable est proposé. Quand la tâche est trop difficile, l’apprenant qui se sent menacé, active un mode d’autoprotection et il se désengage. À l’inverse d’ailleurs, si le défi est trop facile à relever, l’apprenant se met en mode de relaxation et perd sa motivation à réaliser la tâche et, in fine, à apprendre.

Les perspectives sur le rôle de l’enseignant

37Avec le recul d’une expérience dans l’enseignement spécialisé auprès d’élèves à besoins éducatifs particuliers qu’il m’est arrivé d’observer plus finement dans le cadre de la co-intervention dans leur classe, il me semble que cette modalité d’évaluation différenciée a tout intérêt à se développer pour tous les élèves d’une classe pour les raisons suivantes :

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  • sur le plan cognitif, elle participe à la mobilisation et au développement d’outils cognitifs indispensables aux apprentissages évoqués précédemment ;
  • sur le plan conatif, qui renvoie aux processus d’orientation et de contrôle des conduites, l’évaluation différenciée sur le mode de la flexibilité permet de mettre en évidence la motivation, l’affectivité et l’effort adaptatif dans lequel l’élève se trouve. Néanmoins, ce premier niveau d’évaluation différenciée devrait faire l’objet d’un apprentissage systématique : sélectionner deux exercices parmi dix pour être évalué sur ses connaissances et ses compétences ne va pas de soi comme je l’imaginais, cela s’apprend.

39Toute pratique (évaluative ou non) qui permet une plus grande autonomie de l’élève et un développement de sa capacité à observer ses apprentissages ne peut être que bénéfique. Puisque l’évaluation différenciée concoure à offrir un rôle actif aux

40élèves dans leur parcours de formation, qu’elle leur permet de mieux appréhender leur façon d’apprendre, de prendre conscience de ce qu’ils sont capables de faire et de ce qu’ils peuvent améliorer, cela devrait s’intégrer pleinement dans un processus d’accompagnement métacognitif.

41On pourrait alors envisager des séances de méthodologie durant lesquelles les élèves expliciteraient leurs procédures devant le panel d’exercices. Ce partage développerait non seulement leur capacité à s’exprimer et à argumenter, mais aussi cette prise de conscience de leur façon d’apprendre leur permettrait de s’ajuster lorsqu’ils sont en difficulté et de se fixer plus facilement des objectifs personnels pour réussir. De toute évidence, l’évaluation différenciée présente une valeur ajoutée non négligeable : celle de permettre à chacun d’apprendre à apprendre, comme le préconise le domaine 2 du socle commun de connaissances, de compétences et de culture (2016).