« Le Corps : Je vois ce que tu essayes de me dire »

Aujourd’hui n’était pas différent d’hier ni d’avant-hier et ne le serait pas de demain. Pourtant quelque
chose semblait nouveau. Le soleil chaud était plus réconfortant quand il embrassait les traits de mon visage,
la brise légère était plus douce quand elle effleurait mes épaules nues, et les cailloux semblaient s’écarter et
me laisser passer sur le chemin du lycée.
Mon bâton pour mal-voyant ne touchait presque aucun obstacle. L’habitude de passer par cet endroit se
ressentait dans mes gestes et ces mouvements étaient ancrés dans mes pas depuis presque toujours.
Déterminée à aller en classe sans trébucher, je m’élançai en réajustant mon sac sur mon épaule, le sourire
aux lèvres.
Seulement, avant que je puisse poser un pied sur la première des douze marches de l’escalier qui menait vers
le terrain de basket, quelqu’un me percuta et fit tomber ma canne et mon fessier sur le sol rocheux.
Je tendis la main pour retrouver la trace de mon bâton.-Est-ce que tout va bien ? demanda la voix d’un homme.
Ce dernier plaça l’objet entre mes mains et un frisson parcourut mon avant-bras lorsque ses doigts
effleurèrent ma peau.

-Ou.. oui, répondis-je, je suis désolée de vous être rentr…

-Ne t’inquiète pas, me coupa-t-il, je ne regardais pas où j’allais, c’est ma faute.

-Moi non plus je ne regardais pas, riais-je nerveusement, je ne vous ai pas entendu venir je veux dire.

-Je peux t’aider à te relever ? demanda-t-il gentiment.
Je réalisai que je ne m’étais pas remise sur pied, trop occupée à régulariser les battements de mon coeur. Je
hochai la tête et il me prit le bras d’une main puis plaça l’autre sur ma hanche pour me supporter. Mon corps
s’enflamma aussitôt.
Mes sens avaient toujours été plus développés que la normale car celui de la vue n’était pas présent, cependant,
je ne pensais pas qu’un jour ils puissent être aussi amplifiés.
Ressentir ces émotions c’était comme si j’écoutais le moment culminant de ma musique préférée.
Imprévisible autant qu’incroyable.

-Tu ne peux pas voir ? demanda-t-il.

-Je suis mal-voyante.

-Tu veux que je t’accompagne jusqu’au lycée ? demanda-t-il toujours près de moi.
Il n’avait pas posé plus de questions sur ma vision.
Sa proximité encore saisissante me suffit à répondre à sa proposition d’une voix peu assurée :

-Ou..oui.
*
Après cet incident, nous avions pris l’habitude de nous croiser sur le chemin du lycée. Il m’attendait à cet
endroit précis et répétait toujours mon prénom en me voyant arriver :

-Théa ?
Un jour je lui avais posé la question alors que nous mangions ensemble à la cantine :

-Pourquoi tu ne me dis pas simplement bonjour quand tu me vois ?
Il avait fini sa bouchée de riz et avait posé sa cuillère.

-Imagine la situation suivante, annonça-t-il d’un ton sérieux, je suis malade et je ne peux pas te retrouver à
notre lieu de rendez-vous habituel, mais un homme malveillant se tient à ma place. Si je ne dis pas ton
prénom, tu pourrais te méprendre et te faire enlever. Comme ça lorsque je t’appelle, tu peux être sûre que tu
n’es pas en danger.
Je m’étais mise à rire de bon coeur face à mon ami et ses histoires farfelues.

-Tu penses vraiment que quelqu’un voudrait s’en prendre à une personne comme moi ? lui demandai-je
toujours en riant.
Je l’entendis prendre sa respiration.

-Ton handicap ne fait pas de toi un monstre, Théa.
Ses mots m’avaient touchée en plein coeur. Je ne savais quoi lui répondre.

-Merci Isaac, répondis-je finalement avec un sourire bienveillant.
*

-Comment s’est passé ta journée ? demandais-je à mon ami qui m’avait accompagnée au CDI.
Il réfléchit un instant en s’asseyant à côté de moi sur un canapé.

-Pas mauvaise mais pas bonne non plus, répondit-il en soufflant.
Je l’entendis se rapprocher de moi lorsque le canapé en cuir crissa.

-Qu’est-ce que ?…

-Je ne t’entends pas d’où je suis, me coupa-t-il pour répondre.
Mon corps se figea quand je sentis le chaleur de mon ami à quelques centimètres de moi.

-Tu n’as qu’à lire sur mes lèvres, dis-je en riant, tu peux le faire toi.
Je l’entendis rire à son tour.

-Tu as raison, répondit-il, mais ta voix est si douce que je ne peux m’empêcher de vouloir l’entendre.
Mon coeur bondit dans ma poitrine mais se serra presque instantanément.
Disait-il cela parce que mon visage ne lui donnait pas envie de me regarder ? Cette sensation de ne pas savoir
si je pouvais plaire ou pas me rongeait de l’intérieur. C’était déjà assez compliqué de créer des relations avec
les gens lorsqu’on ne sait pas si on est apprécié pour ce que l’on montre ou pour ce que l’on est.

-Tu me trouves comment ? ne pus-je m’empêcher de demander à Isaac.
Il ne répondit rien. Puis je l’entendis remuer à côté de moi comme pour réfléchir à ce qu’il allait me dire.

-Comment ?… demanda-t-il surpris. Je… je trouve que tu as une personnalité agréable, tu es cultivée et
passionnante et…

-Je veux dire physiquement, le coupai-je.
Il se tut.
Je me mordis la lèvre inférieure face à son silence. Je ne devais sûrement pas lui plaire.

-Je te trouve sublime.
Mon sang ne fit qu’un tour et je plaçai automatiquement une main sur mon visage pour étouffer ma surprise.

-Ne dis pas des choses comme ça ! criai-je.
Il rit et me répondit d’un air outré :

-Mais c’est toi qui m’as demandé !

-Tu as vu dans quel état tu me mets… répondis-je en plaçant une mèche de cheveux derrière mon oreille.

-Tu sais, commença-t-il, même si je te trouve jolie, la beauté du visage n’est qu’une image qui se fane avec
l’âge, alors que la beauté intérieure est un bonheur qui reste à jamais dans notre coeur.
Issac était vraiment un poète.
Et il avait toujours les mots justes pour me réconforter.
Je plaçai une main dans mes cheveux pour glisser à nouveau une mèche derrière mon oreille.
Il fallait que je change de sujet au plus vite si je voulais retrouver un rythme cardiaque régulier et une
température corporelle habituelle.

-Comment est-ce que tu te sens par rapport à ton apparence ? demanda Isaac intéressé.
J’étais surprise qu’il me demande cela tout d’un coup.
Je réfléchis quelques instants pour trouver les mots justes.

-Je ne peux pas voir mon corps, mais je peux le sentir et l’entendre, commençai-je. Pour moi, mon corps est
avant tout un outil pour interagir avec le monde. Mais seulement… c’est si difficile de comprendre comment
interagir avec les personnes voyantes, capter leur attention et ce genre de choses…
Il murmura un « d’accord ».

-Il y a des moments où je me sens mal à l’aise avec mon corps, continuai-je sur ma lancée. Par exemple,
lorsque je suis dans un nouvel environnement, je peux me sentir maladroite et mal à l’aise. Je ne sais pas
comment les autres me perçoivent, et ça peut être difficile à gérer parfois. Il y a des moments où je me sens
différente des autres filles. Je ne peux pas voir les vêtements que je porte, et je ne sais pas si je suis à la mode
ou non. Parfois c’est vraiment difficile…
Issac se rapprocha de moi et posa sa main sur la mienne de manière réconfortante. Ce seul geste suffit à
enflammer mon ventre.

-Je suis désolé que tu doives vivre ce genre de choses Théa…
Il avait dit ça avec un timbre compatissant.

-Je me souviens lorsque j’ai assisté à mon premier concert de musique avec mes amis, poursuivis-je en
souriant, j’adore la musique mais malheureusement je ne peux pas voir les musiciens sur scène. (Je m’arrêtai
une seconde pour réfléchir à la bonne formulation de ma phrase) Mais j’ai découvert que je pouvais ressentir
la musique à travers mon corps. Les vibrations des instruments et les basses résonnaient dans ma poitrine, et
ça m’a donné une sensation incroyable. À un moment donné, je me suis mise à danser. Je ne savais pas
comment m’y prendre, je ne savais pas si je dansais bien… mais je me sentais libre et heureuse. J’ai oublié
mes inquiétudes pendant quelques instants et j’ai simplement profité du moment présent.
Isaac caressa ma paume du bout de son pouce.

-Je suis heureux pour toi que tu prennes les choses du bon côté, dit-il gentiment, ton corps ne te définit pas
car il change au fur et à mesure du temps. Alors que toi, (il posa son doigt sur ma poitrine) tu te définis par ta
personnalité, ta joie de vivre, tes passions…
Je souris face à ces mots doux. Isaac avait un don pour bousculer mon coeur.

-Tu as raison, répondis-je en souriant. Tout ça m’a appris que le rapport au corps est avant tout une question
de perception. Même si je ne peux pas voir mon corps, je peux le ressentir et l’apprécier à travers mes autres
sens.
*
Les dernières semaines passées avec Isaac m’avaient fait l’effet d’une bouffée d’air frais. Il m’avait fait me
sentir vivante et m’avait donné l’impression d’exister pour quelqu’un.
Il n’était pas seulement un ami extraordinaire pour moi, il m’avait réellement redonné la vie.
Il m’avait soutenu et épaulé un nombre incalculable de fois ces derniers mois.
« Concentre-toi sur les aspects positifs de ton corps et ne te laisse pas submerger par tes inquiétudes et tes
peurs, m’avait-il dit alors que je lui avais confié mes pensées. Pour moi, cela signifie apprendre à connaître
ton corps à travers tes autres sens et à prendre soin de toi de la meilleure façon possible. »
Par lui suite, j’avais compris que ce que je ressentais pour lui était plus qu’une simple amitié.

-Je crois que j’ai des sentiments pour toi… annonçai-je à Isaac alors qu’une larme glissait le long de ma
joue.
Il fallait que je lui dise qu’il n’était pas qu’un simple ami, que je ressentais quelque chose de plus fort. Même
si j’étais terrifiée à cette idée.

-Mais pourquoi tu pleures ? me demanda-t-il alors que je l’entendais se rapprocher.
J’essuyai mes larmes et repensai à ce qui me brisait le coeur. Je ne pourrai jamais lui offrir ce qu’il méritait, je
ne lui apporterais que des ennuis supplémentaires.

-Je ne veux pas être un poids pour toi, je…
Je ravalai mes sanglots et pris mon courage à deux mains.

-Comment pourrais-tu aimer une personne qui ne peut même pas te voir ?

-Tu sais bien que je m’en fiche, Théa.
Je pris ma tête entre mes mains et reniflai.

-Je ne suis même pas capable de m’avancer vers toi et te prendre dans mes bras…
C’est alors que je le sentis s’approcher pour m’enlacer.

-Ce n’est pas important pour moi, dit-il en me serrant dans ses bras, il suffit de sentiments…

-Comment tes sentiments peuvent-ils être réciproques ?… lui demandai-je dans l’incompréhension.
Il se détacha de moi et plaça une de ses mains sur ma joue. Son toucher était chaud et réconfortant.

-Ta question n’est pas légitime, répondit-il, demande-moi plutôt comment mes sentiments ne pourraient pas
être réciproques.
Je sentis son souffle à quelques centimètres de moi et mon coeur s’affola.

-Tu ne m’aimeras plus lorsque tu te rendras compte que c’est trop dur de vivre à mes côtés.
Il approcha son visage du mien jusqu’à que nos nez se frôlent.

-Celle que tu es aujourd’hui est la même dont j’étais amoureux hier et la même dont je serai amoureux
demain, répondit-il en m’embrassant tendrement.
*
Je n’avais jamais fait attention à mon corps avant. Je n’en avais pas besoin puisque je ne pouvais même pas
le voir et que je n’avais personne à qui le montrer.
Mais je pouvais le ressentir. Il était là, et aujourd’hui, quelqu’un d’autre voulait le ressentir.
Je n’avais jamais vraiment réfléchi à ma première fois. Je me disais que lorsque je serai amoureuse, tout irait
naturellement et que je n’aurai pas de questions à me poser. Seulement, je ne pouvais pas m’empêcher de
penser à la réaction d’Isaac lorsqu’il me verrait telle que je suis.
Que dirait-il de mon corps ?
Mais comment pouvais-je le savoir ?
Je n’en savais rien moi-même.
*

-Comment peux-tu être aussi sûr que tu m’aimeras aussi… nue ?…
Il glissa ses bras autour de moi et me serra fort contre lui. Son odeur emplit mes narines et fit bondir mon
cœur.
Il se détacha de moi un instant et glissa ses mains de part et d’autre de mon visage.

-Parce que je t’aime, répondit-il à quelques centimètres de mes lèvres.
Mais lorsqu’il voulut m’embrasser, je me reculai vivement de lui.
Il ne chercha pas à me brusquer et glissa une de ses mains dans la mienne, puis la porta jusqu’à son coeur.
Son rythme cardiaque était rapide et sa main moite.

-Ne pense pas que je suis indifférent à tes sentiments, Théa.
Il caressa ma main toujours contre son coeur vibrant.

-Je suis moi aussi angoissé de me montrer à toi.
Ses mots me surprirent mais j’affichai un air impassible.

-Mais je ne peux rien voir.
Il ne lâcha pas ma main et continua ses douces caresses.

-Mais tu peux ressentir, annonça-t-il en se rapprochant à nouveau, et si je n’étais pas à la hauteur ?
Je retirai ma main et la passai dans mes cheveux.

-Et moi ? dis-je les larmes aux bords des yeux. Et si je n’étais pas belle ?

-Je ne te verrai jamais comme étant le contraire.

-Tu ne peux pas dire ça…

-Je le peux.

-Pourquoi ?!
Il marqua une pause et respira un grand coup.

-Parce que moi aussi je suis aveugle.
Mon coeur s’arrêta une fraction de seconde.

-Et même si je ne l’étais pas, je savourerai chaque millimètre de ton corps tel qu’il est de toutes les autres
manières possibles.
FIN

De Pollyana Gapsky

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